Mardi 13 Février :

Derrière les croix :


"Je passais la porte de ce bar, je commandais une bière. Une pression. J'étais vraiment fatigué, je sortais d'un entretient d'embauche loupé dans le quartier, je bu quelques gorgées. Après ce soulagement que de ce rafraîchir enfin, je sortais le nez du verre et je regardais alors autour de moi. Il devait être dix-neuf heures trente et tout le monde était habillé élégamment, j'étais le seul à boire une bière en bleu de travail, tout le monde buvait du champagne. Sur le comptoir, parmi les gens qui m'entouraient, dont j'écoutais avec discrétion les conversations, il y avait des rentiers, médecins, avocats, agents immobiliers, patrons, banquiers et de riches commerçants. Ils fumaient le cigare sans exception et leurs fumées étouffantes donnaient l'impression que nous étions aux enfers, ou bien dans ces tavernes hollandaises pour les épaves et autres vandales, bref un endroit qui met mal à l'aise.

Je sortais du café, complexant sur ma terrible misère, sous ces regards insupportables. Je fuyais le bar avec un visage d'épouvante, à deux doigts de me pisser dessus. J'entrai dans le bar d'en face. Un bar beaucoup plus modeste, je poussais la porte, je commandais une consommation et je me précipitais directement aux toilettes. Lorsque je revenais au comptoir, un homme était assis à coté de ma place :

_ Je vous ai vu sortir du bar en toute vitesse... Vous étiez fou d'aller là dedans.
_ Ils ne cessaient de parler de leurs affaires, de leurs arnaques, c'était vraiment insupportable.
_ Ne vous inquiétez pas, il en sera bientôt terminé de tout ces Juifs.
_ Ah... Des Juifs ?... Excusez moi, mais voir tout ces gens aussi riches qui vous snobent de cette manière, alors que je suis sur la paille, que je sors tout juste d'un entretient qui s'est soldé par un échec, vraiment ça me débecte.
_ Comment vous appelez vous ?
_ François Maurice.
_ Je suis René Bousquet... Je vous paye un verre. La guerre est pour bientôt, j'étais en Allemagne il y a encore quelques jours. Là bas, ils font le ménage, ils se sont débarrassés de la Juiverie. J'aurais peut-être bientôt du travail pour vous.

Je prenais la carte de visite de ce monsieur, et je rentrais chez moi. René Bousquet ; secrétaire général de la préfecture de Châlons-sur-Marne. Et en effet, c'était bien des Juifs, puisque quelques mois plus tard après la défaite de l'armée Française, je constatais que ces gens avaient bien des étoiles Jaunes. J'entrai dans le même bar où j'avais rencontré ce monsieur. Il était assis tout au font du bar. Il me vit et me ramena à sa table en passant sa main sur mon dos et en tapotant mes omoplates. Il me paya un verre. Il me proposa un poste comme directeur du service réquisition au commissariat des questions juives.

J'acceptais. Je me retrouvais ainsi au sein de la machine de collaboration. J'étais emporté dans cette spirale de la collaboration, je suivais les ordres sans dire un mot. Et enfin, on me considérait avec le respect que j'attendais, j'étais là en puissance, les gens me craignaient derrière mon uniforme. J'avais tout les droits sur eux. Je faisais aussi du marché noir, je m'enrichissais. Finalement, moi qui ne croyait pas avoir la carrure d'être une pourriture, je m'en sortais très bien et étais vu comme modèle auprès de mes collègues. J'étais invité à des grands dîners, on parlait des juifs, on plaisantait. Je fis la rencontre de Xavier Vallat ou encore Paul Touvier. Mon attitude satisfaisait mes patrons.

Mais ils ne savaient pas qu'en fait, j'étais tétanisé. Que derrière cet uniforme impeccable, il y avait un petit homme lâche et timoré. J'avais peut être carte blanche, j'étais peut être craint. Il était clair que ma nature d'homme était encore là derrière, et que c'était bien elle qui me poussait à commettre des atrocités que je ne nommerai pas. A chaque fois, je me rassurais à torturer des Juifs ou des Homosexuels voire lorsqu'on avait de la chance des Résistants Communistes. Les gens ne me reconnaissaient pas en civil à cause de mon air simple, anodin, et inoffensif en apparence, de mon attitude réservée et polie. Alors, à la libération, sentant le vent tourner, je tuais de sang froid un résistant qui lui aussi sans doute était embarqué la dedans, parachuté sans doute là sans trop savoir comment ni pourquoi . J'échangeais nos habits et nos papiers d'identités. Je sortais de l'hôtel particulier avec un brassard F.F.I., et je continuais moi aussi le soulèvement de Paris. Mes médailles dans la poche, comme trophée de mon crime et de mon identité en tant que résistant actif.

Mes patrons directs se suicidèrent dans leur bureau peut après l'entrée des troupes Françaises dans Paris. René Bousquet, l'ancien secrétaire général de la police de Vichy, fut acquitté en 1949, il continua sa carrière tranquillement, il eut même la légion d'honneur. René Bousquet sera inculpé pour crimes contre l'humanité pour la déportation de 194 enfants en 1991. Il sera assassiné de cinq balles par un déséquilibré en 1993. Il ne sera jamais jugé pour -crimes contre l'humanité- et la présomption d'innocence faisant toujours effet, il ne sera pas reconnu coupable. Mais cependant lorsqu'il occupait sa fonction, la majeure partie des déportations eurent lieu (60 000 juifs déportes).

Xavier Vallat, Commissaire général aux questions juives en 1941 qui était à l'origine du second statut des juifs et de leur recensement, qui avait organisé "l'aryanisation" des biens Juifs, qui contribua en France à l'application de la solution finale, sera condamné à dix ans d'emprisonnement et à l'indignité nationale à vie, il sera libéré en décembre 1949, et amnistié en 1954. Condamné à mort en 1946, gracié en 1971, Paul Touvier, ancien chef régional de la Milice de Lyon, cavalera pendant quarante-trois ans avec la complicité de l'Église, il restera caché et échappera au tribunal jusqu'en 89, il obtiendra un non-lieu en 1992 puis sera recondamné à la réclusion criminelle à perpétuité en 1994. Il mourra en prison en 1996, à 81 ans.

Lors de son procès Paul Touvier dit très simplement cette phrase ; "Je ne me souviens plus". Il m'arrive parfois que je me souvienne cet homme en uniforme qui se tenait devant moi. Le dos un peu voûté, les gants de cuir dans les mains, la brillantine dans les cheveux impeccables, les lèvres contractées, essayant de donner un air grave. Mais avant tout, dans ce miroir, on voyait ce regard de lâche qui n'affichait rien plutôt que d'afficher quelque chose. Et aujourd'hui encore, je mène une vie tranquille dans le sud de la France et personne ne soupçonne ce que ce vieux âgé de quatre-vingt-six ans, héros de la France, a pu faire. François Maurice repose au cimetière du Montparnasse, et ma tombe n'est pas fleurie..."





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