LUNDI 19 MARS :

TABULA RASA 7 :

(par l'ami Johanson)

 

Bientôt, la voiture rencontra un obstacle incommensurable. La carrosserie fut compressée de telle façon que j'entendis ma bouteille de Whisky éclater dans la boîte à gants. L'odeur de l'alcool, ayant atteint les narines de Melody, elle se réveilla enfin. Moi-même, encore sous le choc du crime que je venais de commettre, eus du mal à me rendre compte de ce qui se passait. Nous étions en réalité en train de pénétrer dans une atmosphère tellement dense que la course effrénée du véhicule ralentissait de seconde en seconde, jusqu'au moment où nous avons eu finalement l'impression de flotter dans une sorte de placenta invisible. La voiture n'avançait alors presque plus. Le sol se trouvait encore d'après moi à des centaines de mètres. Je décidai de m'endormir, ou plutôt je me laissai succomber au sommeil qui me hantait encore, affaibli par mes périples successifs. Ma voisine, elle, contemplait le paysage anthracite d'un air impassible, voire détendu.

Des images défilèrent devant mes yeux. Des nuages dévoraient des étoiles pendant qu'une certaine Twingo mauve était sur le point de toucher le fond d'un gouffre intergalactique. A l'intérieur de la voiture, un jeune homme, plutôt attrayant. A sa droite, ou peut-être à sa gauche, une guenon portant une camisole buvait du whisky entre deux paroles incompréhensibles, tandis que sur la banquette arrière, des flageolets organisaient un concours improvisé de flatulences.

Une main toucha mon épaule, et me fit pousser un léger cri. Quand j'ouvris les yeux, je découvris que ma partenaire était devenue bleue, ce qui me valut évidemment un second cri, mais de plus haute amplitude, c'est compréhensible. Elle criait, et je ne pus saisir que quelques bribes incohérentes :
_Non mais, réveillez-vous… vos mains… merde alors… et votre visage ! Je n'en crois pas vos yeux… bleus ! Vous êtes bleu !
Effectivement, mes mains étaient bleues, mais je ne l'avais même pas remarqué que je rétorquais déjà :
_Pour qui me prenez-vous à me parler sur ce ton ! Si vous preniez la peine d'oser vous regarder vous verriez que…
Je n'eus pas le temps de terminer, elle m'avait empoigné le col pour me faire fléchir, juste au moment où la voiture s'écrasa violemment sur un champ de poussière. Heureusement, nous n'avancions pas assez vite pour nous en tirer en mauvais état.

Le problème fut à ce moment d'ouvrir la portière. L'atmosphère était tellement compacte à l'extérieur que nos forces ne suffisaient pas à nous dégager du véhicule. Je n'osais même pas imaginer l'état de ma pauvre peinture mauve. Voilà que Melody se mit à pleurer. Je lui rappelai gentiment que c'était elle qui avait insisté pour que nous quittions la Terre, et que pour cette seule raison elle se devait d'agir avec le stupéfiant courage qu'elle avait su démontrer jusqu'alors et cesser ses manières de bonne femme. Nous décidâmes d'attendre, et d'entamer une boite de cassoulet pour fêter notre arrivée sur cette nouvelle planète.

Des heures passèrent, durant lesquelles nous nous racontâmes nos vies, nos désespoirs, nos rêves (j'évitai de lui parler de la guenon en camisole, de peur de la vexer) et j'en passe. Il était impossible de distinguer quoi que ce soit, le ciel paraissait constamment éclairé par une source de lumière inconnue, que la position de la voiture ne nous permettait pas d'apercevoir. A un moment du jour ou bien de la nuit, peu nous importait, la lumière s'intensifia de plus belles. A travers les carreaux, j'aperçus plusieurs paires d'yeux de la taille de ballons de football qui nous fixaient. Melody n'arrangeait rien à la chose. Elle cramponnait mon bras et claquait des dents comme une démenée. Encore une fois, son pragmatisme scientifique l'abandonnait. Elle bégayait et bougeait le bras qui lui restait de libre dans tous les sens, comme un singe qu'on aurait interné dans une maison de fous. A l'arrière, j'entendais les boites de cassoulet exploser les unes après les autres. Je repensai vaguement à mon rêve. En un instant, la porte fut arrachée, et nous nous retrouvâmes nez à nez avec ces pupilles béantes qui s'élargirent de plus en plus, voilant progressivement les énormes iris violacés. Les cris cessèrent, et mes paupières devinrent si lourdes que je ne pus les garder ouvertes plus longtemps.

 

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