V E N - 1 5 - J A N

 

BANDE D'ARRÊT D'URGENCE

Voilà que Simone entrait dans le bel ouvrage. Une table en bois foncé, des hauts plafonds jaunâtres qui se souviennent du temps d'avant l'interdiction de fumer, des murs en briques rejointées, de grands miroirs qui reflètent les ombres et le peu de lumière jaune qu'il y a dans ce bar. Je l'invitais à boire une bière. Campus, Chouffe, Délirium à la pression. Ce bar me rappelait certains bars de La Rochelle où j'avais passé quelques soirées imbibées de Punch en Mai dernier. Une entrée unique, pas de fenêtres sur les cotés, un bar sombre, tout juste assez large pour installer un comptoir ajoutez un mètre cinquante pour passer et une petite table serrée contre le mur. Il est assez beau, j'aimerai bien y être un jour de tempête. Le bar se refermait contre nous, nous câlinait dans le tapage des autres clients. Ce n'était plus tout à fait des autres clients, comme dans un bateau, c'était un équipage. L'autre c'est celui qui t'aide à naviguer. Les vieux loups de mer ce sont nos copains, tu trinques avec, ou tu l'engueules, c'est toujours pareil, le bateau avance comme ça. Il tangue, il gueule ou rigole, le bateau est ivre pendant que la ville dort.

Je racontais à Simone une histoire qui m'était arrivé peut après l'avoir quittée l'autre jour. Une chose qui m'arrive, à moi ? ça sonnait presque drôle, le personnage que je suis n'est pas du genre. Il avait déjà perdu huit mois sans que rien ne lui arrive et avait toujours eu cette habitude de vivre par correspondance, tellement il redoutait la vie dans les conditions actuelles. Il n'est pas du genre à être dans des plans à court termes, c'était peut être Simone qui serait plus habituée à ça, elle adoptait une stratégie radicalement différente de la mienne, elle suivait une méthode basée sur la quête d'un merle blanc, j'étais plus albatros incompétent.

Je me retrouvais il n'y a pas si longtemps dans des endroits autour desquels des légendes urbaines se réalisent parfois, en particulier, sur cette part du monde qui ne peut pas sortir ou être trop visible le jour. J'avais déjà vu des clochards, des alcooliques, Sophie la putain [...] Voilà que je franchissais une nouvelle étape dans mon flirt avec les choses cachées. On me suivait, je ne me souviens plus si c'était moi qui avait maté en premier ou si c'était l'autre. J'étais descendu, je l'avais doublé. J'avais fait exprès, par habitude, alors que je n'étais pas très intéressé. J'étais fatigué, sale, puant encore l'alcool de la veille et le tabac, j'arborai une moustache ridicule, un air un peu espagnol surplombé d'une chapka. Je faisais souvent ça, pour tester, c'est arrivé lorsque je ne m'y attendais pas. D'habitude, ça m'amuse, je regarde, ça ne veut pas réagir, ça descend, je suis, je sors une clope, et je continue ma route là où je dois aller. Je me dis que ça doit un peu paniquer. Et puis c'est aussi une manière de se rassurer, je ne suis pas inactif, je fais tout de même quelque chose, je me démène un peu.

On me suit, on continue, la situation s'est inversée, je teste, je fais mon pas hésitant et j'emprunte des chemins incohérents, on continue de me suivre, ça prouve bien qu'on en a contre moi. Je m'engage dans une espèce de petit square pour m'asseoir, on devrait me lâcher. Voilà qu'avant d'atteindre le banc (où je voulais me faire un tube) j'entends : Hé !
Je me retourne alors et rétorque : Salut...
Je découvre un visage calme et néanmoins assez entreprenant : Bonne Année, ça va toi?
Je perds mon sang froid, et pour cause, ça ne va pas par quatre chemins, droit au but on me touche directement : Heu, oui, merci, bonne année à toi aussi, euh attends donc deux secondes, il faut que je me fasse une clope, asseyons nous ici.

Malgré le froid je parviens à insérer le tabac dans la tubeuse et à fumer sans trop trembler. J'entame la discussion, je lui demande son prénom. Son prénom me disait quelque chose ; un hasard quelques semaines plus tôt avait prédit ce prénom parmi trois prénoms résultant d'un test effectué sur Facebook (Les deux autres prénoms étaient le mien et celui de quelqu'un d'autre dont je ne veux pas parler).




A un autre moment, je disais à Simone, qu'on avait pris un café à l'Arche. J'avais pitié finalement : je ne me rendais pas compte que j'étais en train de faire de l'humanitaire sexuel. J'aurai bien voulu que quelqu'un débarque et m'aide. Je reproduisais pour les autres ce que j'aurai voulu qu'on me fasse et qui me frustre. Grosse erreur, je n'ai pas à me sacrifier, ça ne me rendrai pas plus heureux, ni l'autre. Mais c'est un beau visage que j'ai devant moi, le café me chauffe les doigts :
_Tu lis quelque chose en ce moment ?
_L'Amant de Marguerite Duras... Mais ça ne me plaît pas trop.
_Je suis en train de lire Zadig de Voltaire. Je trouve ça pas mal.
_Je ne sais pas comment tu fais, je pourrai pas, c'est chiant.
_Oh c'est simple, dès que tu lis un livre pour l'école, c'est nul, parce que c'est subit. Tandis que si tu prends toi-même l'initiative de lire, tu verras, tu l'aborderas autrement.

J'esquivais tous les regards et je brouillais toutes vos pistes. Et je me lançais dans une apologie des aires d'autoroutes, stations essences, Macdonald's et Arches... terrains connus.
Le plus gros était dit, nous nous mîmes en route.

Les casseroles accrochées au pare-choc faisaient un bruit insupportable. Je me tourne pour voir, il n'y a rien, je me remets en place mais les directions ont changé brutalement. Je donnais l'illusion de tout contrôler alors que la panique s'était emparée de moi. Je fais une embardée et sort brutalement de la route, je saute un fossé. La danse se termine dans un buisson, je sens les branches fraîchement enneigées contre ma peau, mon pull et mon t-shirt soulevés, je mets la main à la pâte, je sens le pathétique. Le plein air me dérange, l'inconséquence de l'autre me touche. Je me sens mal à l'aise, on me regarde dans les yeux, je ne supporte pas, tout semble exercer une force contre mon corps, on est entré dans mon espace vital, les alarmes s'allument les unes après les autres. Je me force, je ne gère pas. Quand tout à coup, j'apprends son âge :
Dix sept ans.
Mort au Combat.

Je ne sais pas dire non, je laisse entrer par effraction, je n'y peux pas grand chose, le plus difficile est d'imposer le stop, savoir se casser en étant sûr qu'on n'est pas en train de louper sa chance. A la manif des sans-papiers, il y a deux mois environ, un homme m'avait fait remarquer que j'étais quelqu'un de bien, mais que je n'avais pas assez la dent dure. A présent je saisis la justesse de sa remarque. Je ne suis pas cruel, juste un con.
A ces mots, Simone, qui sirotait une Campus, laissa échapper un rire et les éclaboussures de bière se plaquèrent contre les bords du verre..

 

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