M E R.. 2.6 . D E C

HÉ NON !
Ce n'est pas la fin du monde

 

Un milliard de vues sur YouTube, ce n'est pas anodin, notre civilisation vient de passer un cap symbolique important. Après Justin Bieber qui a atteint à ce jour 815 millions de vues. C'est le tour du "Gangnam Style" de Psy de surpasser le désormais célèbre "Baby" de Bieber avec 1 053 939 968 vues. Le buzz peut aujourd'hui se compter en milliard, on a décalé le degré d'importance d'un zéro. Le million de vues fait office d'unité simple. Avoir cent mille vues n'intéresse plus. C'est aujourd'hui dans des proportions vertigineuses, inimaginables que la machine nous offre des contenus qui n'en sont qu'à leurs balbutiements.

Certes, il y a une dimension inquiétante à ce progrès technologique qui nous entraîne jusqu'à des proportions impossibles à mesurer au cours d'une vie. On peut dire qu'on approche la "Loi de Moore" pour ce qui est des vues YouTube : La Loi de Moore apparaît pour la première fois en 1965 sous la plume de Gordon Moore. Cette loi énonce, à partir de choses observées, que, s'agissant d'ordinateurs, la puissance, le nombre, la taille ou autre chose double tous les deux ans environ. Cette loi se veut empirique et sa nature exponentielle est de nature temporaire (un temporaire qui dure déjà depuis trente ans) jusqu'à ce qu'on atteigne une incapacité technique ou bien jusqu'à ce qu'on change par la volonté humaine de système ( par exemple : décroissance). Or, il semble que cette loi s'applique aussi aux vues YouTube (il faut donc s'attendre passer le cap des 2 milliards de vues dans moins de deux ans -et ce sera peut être même avant-). Sachant que nous sommes environ sept milliards d'êtres humains sur terre (on pourrait dire qu'un humain sur sept dans le meilleur des cas aurait visionné cette vidéo). Il arrivera donc tôt ou tard où la loi de Moore ne pourra plus s'appliquer dans le cas des vues YouTube car il n'y aura pas assez d'êtres humains pour la visionner afin de doubler le nombre de vues. La machine va donc plus vite que l'humanité avec l'impossibilité de la dépasser.

Oui, un détail, le nombre de vues YouTube n'est pas le fait de visiteurs uniques. Mais cela importe peu, c'est un cap symbolique, même s'il ne s'agit pas de vues uniques, le clip passe à la télévision et touche des gens qui n'ont peut-être pas visionné la vidéo sur YouTube. De plus, il existe d'autres clips nommés "Gangnam Style" contenant la vidéo et échappant au compteur du clip officiel. Qu'importe, je pense qu'on atteint de près ou de loin le nombre de vues comptabilisées.

Plusieurs choses sont inédites.
D'abord, détrônant le clip de Justin Bieber, Gangnam Style montre aux multinationales qui veulent créer la "tendance" qu'elles ne contrôlent plus ce qu'elles veulent bien nous faire voir. Cette mort annoncée force les multinationales du spectacle à récupérer a posteriori le buzz provoqué en Corée. Elles n'ont plus le choix, sinon elles se voient condamner à être has-been. C'est un aveu de faiblesse de leur part, elles s'obligent pour survivre à rediffuser quelque chose qu'elles n'ont pas choisi. C'est une mutation importante, imaginez à présent la capacité d'écoute que peut avoir un clip qui "fait le buzz" s'il peut avoir un message politique important, ou d'indignation à tous les peuples. C'est peut être un réel début d'universalisme perçant la chape de plomb de l'industrie du spectacle qui impose les contenus à des centaines de millions d'utilisateurs.

Ici le spectateur peut devenir actif, il n'est plus uniquement consommateur d'un média. Il devient acteur de par sa vue, de par sa capacité à commenter, et par sa capacité à dire "j'aime" ou "j'aime pas". Ce système offre une opportunité d'un terrible désaveu pour l'industrie du spectacle. Ainsi, l'industrie du spectacle a dû faire ce constat pour sa dernière égérie. Justin Bieber avec ses huit cents millions de vues : verdict sans appel, "j'aime : 1 485 480 / j'aime pas : 3 283 266". Voilà qui est étonnant, une majorité de gens, par la masse, prend YouTube à témoin, pour désavouer publiquement et mettre à mal un "produit culturel de masse". Cette masse impossible à dompter déclare au moment où elle presse le petit pouce vers le bas : "Nous ne voulons pas de ce que vous nous imposez". Cette masse dont chaque individu a dépensé du temps et de l'énergie jusqu'à presser le petit pouce a été plus forte que la bande de groupies hystériques du jeune canadien réactionnaire. Ce n'est certes qu'un début.

Cet événement met à mal une fois de plus la machine Hollywoodienne. C'est une bataille perdue par la suprématie capitaliste, mais elle n'a pas encore dit son dernier mot. C'est une guerre qui se fait tout en douceur où l'ennemi est impossible à saisir, une nébuleuse d'internautes fainéants assis derrière l'ordinateur. On ne sait pas d'où ça vient. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que la télévision telle que nous l'avions connue est en train de mourir. Le capitalisme est en train de vieillir car il reste sur des formes modernes, c'est un peu comme si elle vivait sa guerre du Viet Nam : Une armée régulière sur un terrain difficile à pratiquer contre un ennemi omniprésent et invisible (des petites guérillas qui se faufilent partout). C'est un peu la même chose qui a provoqué le retrait des troupes de l'OTAN en Irak et en Afghanistan.

D'ailleurs, c'est une mutation qui a débuté au moment où toutes les chaînes de télévisions diffusaient l'attentat du World Trade Center en direct. J'avais écrit le 19 Mars 2010 dans un article intitulé Avantage dans la Post-modernité : "Elles furent obligées de retransmettre en direct ce qu'elles pouvaient filmer de l'événement. L'importance du son (des cris des habitants aux sirènes des secours), l'incompréhension et la panique générale fit tout à coup taire les commentateurs des éditions spéciales. La télévision toute entière muette venait de se faire instrumentaliser. Elle dû, impuissante, diffuser à son insu un discours qui n'était pas le sien. Elle retransmit en direct ce jour là sa faiblesse." J'avais d'ailleurs introduit cet article par une image de Thomas Ruff le 16 Mars 2010 nommée "jpeg ny02" datant de 2004. Avec le titre : Le monde est flou et pixelisé. Puis d'une citation de Christian Salmon : "Ce qui s'est effondré le 11 Septembre à Manhattan, ce ne sont pas des symboles, c'est une forme d'autorité sur le récit, non pas l'autorité politique que l'Amérique continuera quelque temps à faire respecter par les bombes, mais l'autorité de la chose narrée. Roland Barthes parlait du degré zéro de l'écriture. Ground Zero, c'est une zone de langage effondré."



le Langage de "Gangnam Style", puisqu'il se mondialise, tend à dépasser la barrière des langues nationales. Il est encore primitif. Il passe par des codes universels tels que la musique ou l'image. Dans le flux de paroles incompréhensibles, il subsiste souvent quelques petits mots d'anglais très simples, mais c'est plus souvent le cri, l'exclamation et l'onomatopée qui dominent. Premiers balbutiements d'un futur langage peut être un jour plus poussé. Le bruit répétitif, la forme la plus simple, la plus primitive est souvent la plus universelle. Ainsi, les "Oppa" scandés tout le long du clip sont clairement identifiables et donnent envie à l'auditeur de les répéter à son tour. Ce sont toutes les formes de langages primaires qui sont mises à contribution, gestes simples répétitifs, petits cris d'une syllabe, rythmes en boucle.

C'est d'une efficacité redoutable, d'ailleurs nous ne parlons pas de langue, mais de langage. Et des Humains dépourvus de langue, ce sont des enfants. Ce n'est pas forcément une régression, mais nous redécouvrons, loin de la suprématie culturelle occidentale, un langage ré-émergent revivant son enfance, commun à l'humanité, qui passe par les outils médiatiques mondialisés. Il y a d'autres façons que la langue pour parler au monde, le corps, le geste, le bruit, le rythme. En somme, nous continuons une longue tradition de danses tribales qu'elles soient d'Afrique, d'Asie, d'Océanie, ou d'Amérique.

Cette danse tribale a pour lieu le quartier de Gangnam de Séoul en Corée Du Sud. C'est un quartier chic que personne ne connaît (sauf probablement en Asie du Nord-Est. Et pour cause, pour une fois, ce n'est pas Hollywood ou New York, ce ne sont pas les rues huppées de Londres ni de Paris.

La vie y semble sacrément bétonnée, c'est l'anti-bling-bling. La plage avec de jolies filles en bikini n'est qu'un square où des enfants jouent sans s'interroger sur la présence du chanteur. Tout y est dérision du modèle dominant. On ne voit ni top modèle, ni argent, ni champagne. Les couleurs sont ternes. Même lorsque la décapotable arrive elle n'est filmée que comme accessoire évident et secondaire du clip, c'est un clip où la couleur rouge semble avoir été étouffée.

Plusieurs pieds de nez sont observables en caricature de ce que nous appellerons le modèle "Hollywoodien" :
- La présence de personnes âgées, de filles qui ne sont pas des bimbos, de mecs un peu gras et des références à l'homosexualité de façon non-exubérante sont autant d'écarts par rapport à Hollywood qui continue de prôner les jolies filles, la jeunesse éternelle, le mâle dominant et hétéro sexuel. - On notera également une grosse différence avec Hollywood dans les lieux de rencontre ou bien les lieux triviaux où se déroule l'action : Aucun centre commercial ! Un terrain vague boueux sous une autoroute, un quartier des affaires désert, des cités dortoires, des parkings souterrains ou des hangars, un bus et un métro (transport du prolétariat) puis une station elle-même. Seul le sauna et l'écurie pourraient passer pour des endroits tape à l'oeil, mais on se rend compte que le sauna est fréquenté par des hommes de type mafieux. Pour ce qui est de l'écurie, à aucun moment on ne voit un hippodrome, l'écurie est, au contraire, l'envers d'un décor bourgeois, celui réservé à ceux qui entretiennent les chevaux (pas ceux qui s'en amusent). Rien ne met en valeur le quartier de Gangnam, on ne saurait décrire le quartier. La zone semble soit inhabitée, soit inaccessible. Aucune envie d'y vivre. Ce que dresse Psy dans son clip, c'est un quotidien d'un sud coréen dans l'interstice de la vie gérée par le capitalisme. Et par delà l'absence de la ville et de son impossible identification, au delà même du coréen, c'est l'occidental et ceux qui s'en inspirent qui sont concernés.
- Les trucages faussement ratés sont aussi une manière de révéler des impostures réalisées quotidiennement par Hollywood, par ces fausses erreurs, on nous révèle les dispositifs mis en place pour nous tromper habituellement au cinéma : La fausse neige en trop grande quantité nous rappelle qu'il y a des ventilateurs géants et qu'il s'agit bien d'une mise en scène (et non la réalité sublimée, enjolivée qu'on donne à rêver à la masse inconsciente de toutes catégories sociales qui se donne à coeur perdu aux bras de la société consumériste sans se poser de questions), même chose pour le déversement improbable de poussières, de journaux et de déchets.
- La deuxième astuce qui renverse Hollywood est celle de l'explosion sur le terrain vague boueux de l'autoroute, un décalage entre le temps de l'explosion et l'effet de souffle sur deux personnages, se tenant tout à coup prêts à une explosion. Bon c'est un trait d'humour. Mais ce trait d'humour ne peut avoir lieu que lorsque le décalage entre les superproductions et l'artisanal est visible.
- A l'inverse, c'est l'usage trop brutal de certaines techniques d'Hollywood par saturation de changement de plan qui donne au spectateur le sentiment d'incrédibilité. On peut observer trois fois de suite un habile zoom sur les fesses d'une personne qui fait de la gymnastique (alors que la "plastique" de la sportive n'a rien d'éclatant). Même chose sur certains enchaînements de scène : Lorsque Psy rencontre la jolie rousse du métro ( l'image balance progressivement entre deux plans de leur tête respective : j'ai compté 23 changements de plan en moins de 7 secondes !)

On aura compris qu'au delà de la musique régressive, de l'effet panurgiste du buzz, et de l'inconscience collective, et même du coté involontaire des réalisateurs du clip, il y a des postures et des partis-pris tant esthétiques qu'idéologiques ( d'ailleurs, le chanteur Psy, a été un anti-américain convaincu avant de revoir sa copie sérieusement). Certaines formes en rappellent d'autres et les parallèles deviennent intéressants. La vision du monde selon Psy à touché des centaines de millions d'utilisateurs. Psy donne à voir sa vision du monde, il décrit notre époque, c'est peut être en cela qu'il est artiste. Il lègue une "carte postale", un "cliché" de notre époque à l'humanité de demain. Il offre aussi une posture qu'on connaît déjà chez d'autres en France, je pense à la douce ironie que peut employer Philippe Katerine. Ce n'est certes pas le même genre mais ils remplissent tous les deux le rôle de Bouffon, un Bouffon comme miroir ridicule pour les grands, crevant parfois l'abcès pour les petits. Reste à savoir ce qu'est Psy lui-même, et que feront les prochains. Ce qui est certain, ce n'est plus le pouvoir des industries du spectacle qui choisit nos Bouffons. Je ne vois rien de révolutionnaire en Psy, mais je ne vois en lui rien de dangereux, il ne véhicule aucune oppression ou semble les tourner au ridicule, ni machisme, ni racisme, ni homophobie, ni même d'asservissement capitaliste et il donne même à réfléchir, c'est déjà pas mal.

Andreas Gursky - "Rhein II" - 155,6 x 308,6 cm


Dans les autres parallèles possibles et c'est là qu'intervient l'Artiste dans la mise en relation de faits et dans sa rationalisation. On peut dire que le clip de Psy ressemble à s'y méprendre aux photos d'Andreas Gursky. Gursky est un photographe allemand né dans la région industrielle d'Essen, il fait partie comme Thomas Ruff cité un peu plus haut, des élèves de Bernd et Hilla Becher. Ils font partie de ce qu'on appelle l'école de Düsseldorf. Les formes récurentes de cette école de photographie, c'est la géométrie "objective" et la répétition. Ces photographes ne recherchent pas le "bon goût". Ruff ou Gursky ne cherchent pas à donner une jolie vision du monde, ils montrent le monde frontalement. Dans leur photographie, il se glisse une sensation d'infini. L'image "jpeg ny02" de Ruff, n'est pas nette, le monde n'est pas trouble, il est pixellisé. Cette image est une image qui contient en elle toute l'infinité d'internet, mais aussi de l'image qui "tourne en boucle". C'est une image usée par les diverses compressions des utilisateurs d'internet. Par cette image, Ruff aborde à la fois deux thématiques Romantiques : l'infini et le chaos. Les artistes de l'école de Düsseldorf dont les plus emblématiques sont sans doute Ruff et Gursky, sont à un carrefour intéressant, ils sont à la croisée du Romantisme et de la Post-Modernité : "Géométrie Objective", Chaos, Répétition, Infini.

Andreas Gursky comme Psy a son record, il y a un an il vendait la photo la plus chère du monde nommée "Rhein II" à 4,3 Millions de Dollars. La ressemblance formelle des images du clip avec les autres photos "d'objectivistes" est frappante (à ce propos la première image est un photomontage entre l'image de Gursky et le clip de Psy, l'aviez vous vu ?) Nouvel universalisme de l'image ? Ou compréhension par l'artiste de l'essence même de notre époque ? Est ce que Gursky, comme Psy, a compris l'esthétique propre à notre époque ou au contraire la façonnent-ils ? C'est une question que je laisse volontairement en suspend.

Dans la photo "Rhein II", Gursky nous offre le cliché du Rhin, il ne s'agit pas d'une vue du Rhin, mais du Rhin. Du Rhin dans son infinité, aucun détail n'est livré, on reconnaît le Rhin, mais on ne saurait dire s'il est Suisse, Français, Allemand ou Néerlandais. Il les contient tous et aucun à fois. C'est le Rhin éternel, de son eau qui coule indéfiniment. L'image elle même est infinie, à gauche comme à droite, c'est le même traitement, le ton uniforme et la ligne absolue. N'est ce pas aussi ce que nous tendons tous à faire, synthétiser, assurer un confort du déjà-vu, retrouver la même chose partout, lorsque les sociétés s'uniformisent, la forme du lotissement ou de l'autoroute est commune à l'humanité tout entière, je suis en face d'une forme infinie, ce lotissement est à la fois l'Amérique, l'Europe et l'Asie. Je suis au contact d'une infinité d'humains par cette forme commune.

La posture de Gursky, de Ruff ou des Becher, n'est plus une position Moderne dans le sens ou il faudrait se déclarer pour ou contre quelque modèle de vie présentée. Ils dépassent cette position pour composer avec. Ils offrent à voir le monde et notre époque sous son jour le plus fidèlement possible. Ils donnent au spectateur la réalité de nos années, de la façon dont nous pouvons vivre aujourd'hui, et pour nous et pour les générations futures. Par ces clichés, ils donnent au monde une cohérence, ils rationalisent le monde (N'est ce pas le travail de l'Artiste que d'apporter du sens ?) là où notre vue est brouillée par l'incertitude. Ils nous donnent la cohérence visible du monde là où nous n'avons pas toujours le recul pour comprendre ce qui nous arrive. C'est une attitude contemplative, elle est donc Romantique. Le Romantisme s'est déplacé, il n'est plus dans les ruines d'hier, dans la contemplation du crépuscule d'un futur monde passé. La ruine d'aujourd'hui c'est le Moderne que nous sommes en train de quitter. Le Romantisme n'est plus dans l'objet "toile du peintre" que certains se trompent à regarder avec nostalgie dans la rêverie d'une "parenthèse enchantée", le Romantisme d'aujourd'hui s'exprime aussi sur une autre toile et il faudra composer avec : la toile du Web.

Psy n'a rien inventé, il est dans la justesse d'un propos qu'ont déjà tenu d'autres avant lui, et sans doute parmi les premiers à essayer d'énoncer cette idée, un certain Dan Gaham, artiste conceptuel, dans une oeuvre/article intitulé "Homes for America" un travail sur les banlieues pavillonnaires américaine dont j'aurai l'occasion plus tard d'exprimer mon point de vue. En cela "Gangnam Style" a un vieil ancêtre dans l'art datant de 1966, et c'est la où le hasard fait parfois bien les choses : "Gangnam Style" n'est qu'un petit fils lointain du "Graham Style"...

 


Une des photos de l'article
"Homes for América" de Dan Graham - 1965

 

 

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