05/09/2013

Fluncher, c'est mieux que manger
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Nous n'avions pas prévu de manger à Flunch ce jour là. Nous flânions avec une gueule de bois dans les rues de Lille, c'était vers 13h30, il faisait très chaud. Je ramassais par terre un papier avec des coupons de réduction, je lisais attentivement les offres ; une m'attira particulièrement. "Deux menus express" valable le midi pour 9€50. Nous décidâmes alors de manger au Flunch situé près de la gare Lille Flandres. Nos estomacs étaient prêts à accueillir massivement de la bouffe de mauvaise qualité et pleine de gras pour essuyer la vinasse engloutie la veille.

Nous avions donc fait la route à pied jusqu'à la gare, choisi judicieusement les trottoirs à l'ombre lors de notre parcours. Le Flunch est situé rue de Tournai en face d'un vieux café assez joli "le Lion d'or". Le café est désert. De l'autre côté se situe ce qu'était probablement une ancienne antenne de la C.G.T., le bâtiment ne semble plus être occupé, la façade est sale, quelques grosses lettres collées grossièrement sur les vitres forment anarchiquement le slogan désarticulé "Pour un grand service public". A côté de ça, un parking pour les locations d'utilitaires jouxte la gare.

Nous entrons dans l'établissement, deux serveuses prennent leur pause, elles fument leur cigarette. Un haut parleur crache de la musique perdue juste au dessus de la porte à l'extérieur. Nous entrons, rien, personne nous accueille. En même temps, on est un peu bête, on ne va jamais au Flunch, on est un peu paumé. L'accueil se fait plus loin, on n'avait pas vu le panneau "accueil restaurant". On trouve les caisses, des gens nous doublent, comme s'il y avait quelque chose de vital, bien accrochés à leur plateau. En laissant traîner nos oreilles, on apprend qu'il faut payer avant de consommer. Soit. On tombe sur un super-manager, super dynamique, un chef, un boss, il est là, il le montre. On sent bien en lui le futur responsable, un mec qui est toujours impeccable, rasé de près, qui fait des grands gestes, qui est grand et qui met du gel. Un petit badge avec écrit dessus "Kevin". Bien qu'il soit 14h45, il accepte notre coupon, "Mais bien sûr pas de problème" comme s'il nous le concédait.

On prend donc "deux menus express" option steak haché. On se dirige vers le stand où une employée fait cuire la viande. Un mec assez jeune t-shirt blanc et jean foncé nous double (encore!), il tend son ticket (un ticket indique le menu qu'on prend) à l'employée en t-shirt rouge, qui s'exécute.

On comprend qu'il est en train de se passer quelque chose d'étrange, on se sent un peu maltraité, ou en tout cas, pas à notre place. On finit par obtenir nos steaks hachés. Avec nos plateaux, on se fait plaisir au self à volonté. Vient le moment où l'on va s'asseoir, j'insiste pour avoir une place près d'une fenêtre, pour voir ce qu'il se passe dehors, voir les gens passer. On repère une belle place, mais d'autres gens s'en sont allés en laissant leurs plateaux repas tels quels. On repère les autres tables et on essaye d'être assez éloignés des autres personnes pour être au calme. Le mobilier n'est pas exceptionnel, il transpire les années 90. Je suis assis sur une grande banquette en bois contreplaqué avec un dossier recouvert d'une couche de pâte en plastique rouge carmin, on sent que le service communication de Flunch a voulu jouer la carte du "Diner" américain. D'ailleurs, un écran est allumé, on y passe la chaîne musicale MCM pop, plus de la moitié des morceaux diffusés sont originaires des États-Unis.

L'ambiance est particulière, la chaleur prise en charge par l'air conditionné, quelques familles sont là, c'est mercredi après-midi. Il y a des couples de vieux qui prennent tout leur temps. D'autres couples plus jeunes se regardent dans le blanc des yeux semblent s'emmerder fermement. Il y a quelques mecs seuls qui mangent rapidement avant de retourner travailler probablement. La clientèle est dispersée dans la salle, MCM diffuse maintenant la célèbre chanson de Joe Cocker "You can leave your hat" connue pour être la chanson des strip-teases. Évidement, la salle ornée de banquettes et de silhouettes ne réagit pas, pas un sourire, ni d'éclat pour imiter la scène imaginaire qui pourrait émerger de ce soudain décalage. Nous mangeons et observons nos contemporains.

Ils ne semblent être ni vraiment de droite, ni vraiment de gauche. On comprend bien qu'à leur tête, cela doit leur sembler un peu indifférent, on comprend aussi à leur tête qu'ils n'iront pas soutenir un Mélenchon, c'est trop violent, et on ne peut pas vraiment leurs en vouloir de croire ça. Une extrême lassitude se lit sur les visages. Une femme avec du fond de teint et une coupe au carré, la cinquantaine et chemisier blanc, est sur le point de s'endormir. On voit ses paupières lourdes qui tentent de lutter, elle reprend conscience un instant et rouvre ses yeux, elle regarde autour d'elle pour être sûre de ne pas être surprise dans sa mini-sieste. Son mari n'y prête pas vraiment attention, il mange à volonté, il a un gros ventre qui laisse dépasser un sac banane. Elle retourne à son relâchement.

Je veux aller aux toilettes, je commence à saturer. J'entre, je veux la "place assise", le verrou est tourné, j'appuie sur la poignée, j'attends cinq minutes, je me lasse et retourne à ma table.

Six policiers sont entrés dans le Flunch, ils ont été servis plus vite que nous. Ils s'installent quelques tables derrière nous. Un anglais semble totalement égaré, il est en short vert au motif écossais, des chaussettes beiges remontées, un sac banane (lui aussi !) et une chemise à rayures qui ne dénote pas avec l'ambiance années 90 du restaurant, rayures tantôt bleu-ciel tantôt jaune-fluo sur fond blanc. Rien de plus normal, nous sommes proches de la gare, le Flunch brasse du touriste en perdition. Kevin, notre super manager, déboule, il baragouine dans un anglais approximatif un renseignement quelconque.

Je retourne aux toilettes, toujours occupés, je regagne ma table.

Je passe devant une tablée, une famille y est installée, les places des enfants sont vacantes, une coupe de glace magnifique est abandonnée. Les enfants ont préféré délaisser la jolie coupe remplie pour aller jouer dans les cages multicolores à l'entrée du magasin. On se dit que le Flunch doit être l'endroit du Restaurant pour cette famille. Tout semble être tellement bien rodé, ancré dans l'habitude, c'est probablement le seul restaurant qu'ils fréquentent. Ma famille était plutôt Buffalo Grill, lorsqu'on aillait au restaurant, c'était, les trois-quarts du temps, le Buffalo Grill. Un fan de Johnny Hallyday entre avec sa femme, il a une moustache un peu à la Christophe. Ils ont l'air assez digne et plein d'amour. La femme un peu obèse porte une robe rose bonbon en velours. Dans nos spéculations, même s'il a l'air très gentil, le fan de Johnny a probablement déjà fait de la prison, ou peut-être était-il routier avant.

Je tente une troisième fois les toilettes, c'est la bonne.

J'entre dans la pièce, je ne comprends pas immédiatement, un épais brouillard masque une partie de la luminosité d'un spot Led bleu. C'est de la fumée de cigarette. J'ai le temps d'observer la pièce, je remarque que le mobilier de la pièce est tacheté massivement de petits points bruns laissés sur le plastique jaunâtre. Ce sont des tâches laissées typiquement par les mégots. C'est à n'y rien comprendre. Il fait beau dehors pourquoi fumer dedans ? Ce ne sont pas les employés, il y en avait qui fumaient dehors et puis le manager ne laisserait probablement pas passer ça. La seule réponse plausible, c'est que ce sont les clients du Flunch qui régulièrement vont se terrer dans les toilettes assises pour fumer en cachette, bravant l'interdiction de fumer.

Soulagé, je retourne en salle, je remarque que les policiers sont partis aussi vite qu'ils étaient venus. Eux, comme beaucoup d'autres, ont laissé leurs plateaux sales sur leur tablée. Un mec seul passe. Une parka délavée, cheveux plaqués, chemise rose pâle, pantalon de velours, un peu à la Houellebecq. Il passe, on se sait où il va, on ne le revit pas. Je vais me rechercher des frites, un homme se sert, il me voit, j'attends derrière lui. Il prend tout son temps et termine l'ensemble du plateau de frites. Il ne m'en reste plus. DINGUE ! Après autant d'incivilités, les hostilités sont ouvertes. Je me rabats pitoyablement sur les pâtes que je mélange avec une sauce au poivre. Je retourne à ma place. Je croise le regard du voleur de frites : culotté, celui là me fixe du regard !

Une espèce de gros con, la trentaine cheveux bruns bouclés, une bonne centaine de kilos, vêtu de noir et certainement un métier en rapport avec l'informatique, il mange seul et vite. Notre erreur involontaire peut-être ce jour là, c'était d'entrer dans une guerre froide dans un monde qui n'est pas le nôtre. Qui était-ce au juste ? Une somme d'individus dépourvus de tout sens de lutte de classe, dépourvus de solidarité. Une guerre froide d'individus seuls contre tous, n'hésitant pas à prendre leur place à la défaveur d'un autre. Une étrange armée de gens ordinaires qui opèrent tous de la même façon. Une masse de gens qui adoptent tous le même comportement en étant convaincus de leur individualité que rien n'arrête.

Je retourne à mes pâtes, elles n'ont aucune saveur, aucune texture. Les Penne ramollis et pâles fondent sur la langue, il doit y avoir peu de pâte et beaucoup de gras. Je ne peux m'empêcher de penser aux scandales alimentaires notamment l'histoire des lasagnes au cheval. Cheval qui venait des États-Unis puis vendu aux enchères aux abattoirs canadiens sous le giron d'une société hollandaise entré en Europe en "minerai" par la Roumanie où les papiers étaient falsifiés pour devenir magiquement du bœuf, importé en France par une société de l'est, racheté par Carrefour ou Picard en surgelé puis redispatché dans toute l'Europe y compris en Angleterre d'où nous a été révélé le scandale. Quand on sait également que le gruyère venait de Pologne, on comprend. Pour un pauvre morceau de gras de "bœuf", il a fallu traverser deux continents et au moins cinq pays d'Europe pour se taper un truc qui ressemble à des lasagnes à prix discount. A Flunch, il ne faudrait pas non plus s'étonner de la pauvreté de la qualité de ce qui est à volonté. Mais cela ne trouble pas le consommateur qui y trouve son petit bonheur dans l'illusion de la quantité. Ces gens ordinaires qu'on ne voit jamais, cette majorité silencieuse qui a abandonné tout principe de lutte collectives et qui va manger chez la plus grande famille de milliardaires d'Europe (Flunch est une filliale du groupe Mulliez, les patrons d'Auchan, Décathlon, Leroy Merlin etc).

Mais ça peut se comprendre, ce n'est pas dans la clientèle de Flunch qu'il faut compter sur la rationalité intellectuelle quand on sait qu'il existe des bœufs à quelques kilomètres d'ici. Ce n'est pas cette rationalité là qui prime lorsqu'on s'abandonne au plaisir des choses fades. Ils faut plutôt compter sur l'habitude des petites gens dont la vie n'est probablement pas épique et qui s'offrent dans un moment d'humilité un repas chez Flunch. Tel est notre lot. Éternels soumis à quelques exceptions près (dépressions, pétages de câbles soudains), cette classe privée d'existence a en elle quelque chose d'assez courageux, celle d'être sans cesse soumis au jugement des autres. Cette classe qui pousse son petit caillou de vie quotidienne et qui pourtant va fumer en cachette sa cigarette dans la rigueur imposée pendant que les autres se gavent sur leur dos. Une humanité imparfaite et coincée dans ses postures (on se fait beau pour aller au restaurant), elle semble être éternellement figée, elle ferait un beau sujet en peinture.

Le bouclé se barre, en passant à l'extérieur, par la baie vitrée, il me fixe une dernière fois avant de disparaître. Oui, décidément, deux étudiants avec un bac+5 ne pouvaient qu'avoir l'impression d'une guerre froide, l'œil sociologique et scrutateur des attitudes, ce n'était pas notre place car nous n'appartenons plus au monde du commun. En vérité, nous avons perdu le goût de l'ordinaire. Dans ces conditions oui, et je vous en conseille cette expérience, "Fluncher, c'est mieux que manger".

 

 

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