Mercredi 20 Mai :
J'aime bien mes images crades.
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TRENTE CENTIMES
> A Euralille le Samedi 16 MAI 2009 :
_Bonjour Madame.
_Bonjour Monsieur. (Elle arrête de passer le balai)
_Ça fait longtemps que ces machines là sont installées ?
_Euh... Depuis décembre 2008.
_Ah Quand Même.
Notre homme (qui n'est autre que moi même) est au deuxième étage d'Euralille à l'entrée des toilettes "publiques". Il y a face à lui une machine (dont j'ignore le nom)... C'est une machine qu'on peut trouver à Eurodisney ou dans le métro parisien, elle sert à filtrer les gens afin qu'ils puissent entrer au compte goutte ou bien à les bloquer s'ils n'ont pas un précieux sésame.
_Si vous voulez rentrer il faut mettre trois pièces de dix centimes dans la boîte au dessus.
_Ah... Je vous avoue que ça me fait bizarre déjà de donner une telle somme rien que pour aller uriner. Je suis plutôt fâché de voir qu'il faut même payer pour aller pisser. Mais en plus, donner ça à une machine. Je préfère même vous donner cinquante centimes à vous personnellement plutôt que de refiler trente centimes à une machine qui m'empêche de passer.
_C'est comme ça.
_Je peux vous les donner ces cinquante centimes...
_Je regrette monsieur mais je n'ai pas le droit d'accepter cet argent.
_Qui vous interdit ? ... (elle fait un signe vers le haut) ...C'est vraiment dégueulasse, c'est pourtant bien vous qui entretenait cet endroit, cet argent devrait vous revenir de droit (déjà que son métier n'était pas très amusant et qu'elle ne devait pas toucher beaucoup) c'est vraiment une mentalité de sales connards (pour rester poli).
_Oh, vous savez, je n'ai pas trop le choix.
_Il parait que les machines facilitent la vie... (-dans mes pensées je continue ma phrase- Mais pourtant il y a toujours des métiers comme le votre vraiment annihilant, et on nous dit qu'il n'y a pas de sous métiers. A la limite la seule partie un peu jouissive de son métier de dame pipi était assurée par une machine)
_Vous savez vous pouvez toujours aller aux toilettes ailleurs.
_Ou ça ?
_Bah à l'extérieur du magasin.(Déjà, j'avais une envie pressante, mais en plus, pour ne pas payer, il faudrait sortir du centre commercial, en plein centre ville et trouver un coin inoccupé à l'abri des regards... Même dans le parc Matisse juste à coté c'est impossible.
Le rapport symbolique dans cette situation se soumettait à cette machine qui appelait fortement au rapport marchand. C'est encore plus fou quand on sait que l'on est dans un centre commercial et que les gens viennent ici pour consommer et que même si tu viens consommer tu dois quand même payer afin d'être dans de meilleures conditions pour consommer. La pisse et la merde devenaient alors des marchandises, mais des marchandises infaillibles car elles touchent à notre point faible c'est à dire nos besoins corporels. Certes c'est un acte culturel d'aller aux toilettes plutôt que de pisser dans un buisson. A la limite j'aurai pu renouer soudainement avec la nature et pisser contre cette machine qui me dérangeait, mais la pudeur et la peur des agents de "sécurité" m'en dissuaderaient)
_Vous savez, si ma pisse valait trente centimes à chaque fois que j'allais aux toilettes, je serai millionnaire depuis longtemps.
_Oh oh oh, on me l'a jamais faite celle là
_Bon, OK, ça devient pressant, je n'ai qu'une pièce de cinquante centimes, ça ne rentre pas.
_Ne vous inquiétez pas, tout est prévu, il y a une machine derrière vous qui vous rend la monnaie en pièces de dix.
(C'est dire jusqu'où on a poussé le vice...)
_Merci (Dis-je comme un con)
_De rien.
_Je sais bien que vous n'avez pas le choix, ce n'est pas votre faute... (dis-je aussi comme un con)
Elle sourit gentiment et notre homme va enfin aux toilettes où il profite bien de la chasse d'eau, du robinet, du savon et du sèche-mains._________________________________________________________
C'était bien de sa faute, elle était coupable aussi. Nous étions tous coupables. Après Auschwitz, on s'est demandé comment on était arrivé à ça, un système tout entier devenait une organisation qui "produisait" de la mort de manière industrielle. La division des responsabilités dans ce système fonctionnait comme une machine. Seul le mec qui avait planifié cette organisation était responsable dans la tête de ceux qui y travaillaient. Une machine dont les rouages se pensaient "pas coupables" mais qui collectivement produisait cette horreur. La machine une fois lancée fonctionnait seule sans avoir de tête. Nous étions alors, dans des enjeux moindres, tous des Eichmann (à supposer qu'il eut été vraiment contraint ou qu'il ne savait vraiment pas ce qu'il faisait à son échelle). Mais ces enjeux étaient tout de même destructeurs et ils avaient ce point commun avec la déportation qui était la négation de l'humain.
Je viens de trouver un autre exemple dans un livre de Jean Claude Michéa (la double pensée). C'est un autre exemple un peu plus léger. Page 29 : [Le Paradoxe d'Andersen] "Chacun, dans les classes populaires, voit bien que le roi est nu ; Mais tout est fait, consciemment ou non, pour que chacun soit conduit à croire qu'il est le seul à le voir. Redonner au Peuple sa dignité de sujet politique suppose donc qu'on sache démonter cette fantasmagorie toute-puissante, mise en scène par les classes dominantes et leur domesticité intellectuelle. Les gens ordinaires, comme les appelle Orwell, pourront alors se réapproprier collectivement leur vérité et agir en conséquence."
Et moi aussi je suis coupable de marcher, même si j'ai été contrait aussi, dans leur combine. Ce texte est là pour me racheter en vous avertissant.
N'ALLEZ PLUS AUX TOILETTES D'EURALILLE !