L
U N . 0.2 .
J A N
Extrait :
« Un long essai, qui ne traite pas des chefs-d’œuvre,
mais des raisons qui font qu’il en existe si peu … » 1984
DONALD
JUDD
DE "ART EN THEORIE" (p. 1119)
(EN VERSION NOIR SUR BLANC ICI)
La qualité de l’art contemporain décline depuis quinze ans. Il y a probablement de bonnes raisons à cela, mais aucune, finalement n’en éclaire la cause fondamentale. Notre époque ne produit que très peu d’artistes de premier ordre. Et l’on ne peut davantage expliquer pourquoi ils furent si nombreux à la fin des années 1940 et au début des années 1950, puis à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Bien que beaucoup de choses aillent mal dans notre société, l’émergence de nouveaux artistes dépend avant tout d’eux-mêmes. L’explication selon laquelle l’époque et la société seraient défavorables ne tient pas. Elles le furent sans doute toujours et la question qui se pose est plutôt : cela va-t-il plus mal encore ou un peu mieux ? La justification que l’on donne pour ne rien faire est toujours mauvaise. Il faut aussi prendre en compte la responsabilité des artistes plus âgés dans le maintien d’un haut niveau de qualité. Cette qualité, ils la conservent dans leur œuvre personnelle, c’est tout. L’existence de bons artistes dépend avant tout d’eux-mêmes : voilà le fait ultime, le fait têtu. Une réforme peut favoriser l’émergence de nouveaux talents, mais pas nécessairement. Il fut souvent démontré que le fait d’avoir davantage de moyens et un public plus nombreux ne garantissait rien. Les conditions dans lesquelles l’art se fait, qu’elles soient confortables ou difficiles, sont beaucoup plus importantes. La pratique artistique doit rester dans certaines limites, l’art ne supporte ni la frivolité ni qu’on le dénature.
Les causes les plus fréquentes des difficultés actuelles que traverse l’art, et des difficultés qu’il a toujours traversées, sont évidentes – ce sont même des lieux communs ; mais étant donné l’ignorance presque totale de ces causes, ignorance contre laquelle je veux protester, il me faut les énumérer. L’une des attitudes les plus répandues aujourd’hui est de considérer le passé comme un simple magasin de jouets, il faut donc faire un peu d’histoire. Je soulignerai également plus loin que le passé, dans sa majeure partie, nous est inaccessible.
Depuis deux cents ans environ, la société a changé : de société rurale elle s’est transformée en société industrielle, et le pouvoir économique est passé des classes supérieures de l’une aux classes supérieures de l’autre. Dans le même temps, la population s’est multipliée de façon incroyable. Il a fallu éduquer la majeure partie de la population d’origine paysanne ; une population jeune ayant peu de mémoire. Les personnes instruites n’étaient pas en nombre suffisant pour le faire. Et comme elles enseignaient aux générations suivantes, beaucoup plus nombreuses, elles ne purent maintenir le même niveau de qualité, et cela a abouti à ce que l’information vienne se substituer à la science, et les absurdités académiques à l’art. Alors que j’étais au Texas, j’ai un jour accompagné un professeur à une conférence donnée par une femme bien connue en ce lieu pour y avoir enseigné, dans un établissement d’enseignement secondaire, les techniques du Creative Writing. Sa conception de la créativité n’atteignait même pas à un niveau élémentaire, du genre « ornementation » de la phrase, le fait par exemple de ne jamais écrire simplement « il pleut ». Deux cents jeunes professeurs écoutaient ce cours, d’une grande pauvreté, et en comprenaient moins encore à en juger par leurs questions. Sans doute, le lendemain, allaient-ils à leur tour, travailler et enseigner, moins encore, à quatre mille autres étudiants. Voilà les connaissances de base de la société. Et certains de ces étudiants finiront peut-être dans la peau de riches hommes d’affaire, peut-être de trustees d’un musée ou d’une université, ou peut-être même auront-ils une carrière politique. Il y a ainsi toujours une vague suivante qui s’élève moins haut que la précédente – qui s’intéresse à l’art, mais à encore moins de mémoire. Aujourd’hui cela concerne même les artistes.
L’enseignement est le problème majeur aux Etats-Unis, comme en Europe, bien qu’à un degré moindre. C’est le problème crucial de notre civilisation, dont tout dépend, et certainement la politique et les guerres. Les Européens furent assez stupides et ignorants pour risquer de s’anéantir dans des querelles déjà désuètes, et ils affaiblirent ainsi la seule grande civilisation du monde. Cela eut pour conséquence de confier les destinées du monde à deux grandes nations arriérées et décidées à rester également ignorantes et stupides, mais plus efficaces. Au siècle dernier les Etats-Unis n’étaient pas une aussi grande puissance qu’aujourd’hui, mais tout y semblait y aller mieux – on y discutait davantage des buts ultimes, et il y régnait un certain sens communautaire. Aujourd’hui la littérature semble venir d’un pays étranger.
Depuis le Bernin, aucun artiste de premier plan n’a travaillé pour une institution. Après lui, aux yeux des artistes importants, la religion n’était plus une institution crédible. S’il y a une chose à porter au crédit des artistes c’est qu’à leurs yeux les institutions moribondes perdent plus vite leur validité. Beaucoup d’artistes ont continué de croire, individuellement, en une variante de christianisme, mais la religion n’était plus dorénavant une façon de mieux comprendre l’humanité et la nature. Aujourd’hui, la religion n’est un plus qu’une superstition comme une autre. Avant le Bernin, la religion participait de la nature même du monde et de l’homme et, en dépit de la corruption et de l’oppression, la morale et la conception cosmogonique qui la fondaient s’opposaient au commerce et au pouvoir profane. Depuis un siècle il n’y a eu aucun contrepoids au pouvoir et au commerce, rien pour affirmer que l’existence de l’individu et du monde, leur relation, les rapports entre les individus et les activités qui en sont la manifestation – telles que l’art – ne relèvent pas du domaine des transactions commerciales et ne doivent pas être achetées ou vendues.
Que la religion décline, quel débarras ! Mais l’art, l’architecture et la musique n’avaient plus aucun soutien institutionnel. L’art ne pouvait plus que se faire et se vendre, et vivre ainsi à l’intérieur d’un contexte commercial. A mesure que s’accroissait la distance avec les critères de l’Eglise et ceux de la noblesse et que grandissait l’ignorance, les moyens de contrôler les hommes d’affaires s’amenuisaient – le dernier critère de contrôle étant la nécessité de bien comprendre et de sauvegarder la valeur marchande. Aujourd’hui, l’art n’est qu’une marchandise, à peine supérieure à n’importe quelle autre, et l’on en vient presque à la manipuler comme toute marchandise docile doit pouvoir l’être […]
Au mieux, il n’y a rien à redire au commerce. Et on peut difficilement surévaluer l’importance de l’économie. Les affaires se traitent souvent de façon régulière, et c’est là une source de revenus pour les artistes – c’est estimable, même si cela reste prosaïque. L’offre et la demande sont des réalités. Le commerce est de loin préférable aux commandes passées par la bureaucratie d’Etat ou au mécénat consternant des nouveaux riches et de leurs enfants pourris avant d’être mûrs, comme le disait Diderot des Russes enrichis sous le règne de Pierre le Grand. Mais acheter, vendre, faire croître ou produire les biens de première nécessité n’est rien de plus que ce qu’il est. C’est une fonction nécessaire à toute civilisation, c’en est même l’un des fondements, mais ce n’est pas la civilisation en soi. Il n’est guère possible de faire l’éloge des affaires, comme il n’est guère possible de faire l’éloge du manger et du dormir. Les affaires ne méritent pas le pouvoir et le prestige qui les entourent. Les affaires ne sont que les affaires.
Le commerce est presque l’unique activité de notre société. L’Etat lui-même est une entreprise commerciale, du fait qu’il fait le commerce des armes – une occupation indigne et méprisable. En pratique, c’est une civilisation tout entière, un nouveau savoir, de nouvelles attitudes qu’il faudrait construire, pour les opposer au commerce. Les moyens de cette contre-offensive doivent être créés ; on ne peut compter sur une ni même sur toutes les religions existantes, qui se sont plus ou moins avilies et témoignent encore trop d’ignorance pour atteindre à l’éthique, au politique ou même au « spirituel ». Cette force d’opposition ne doit pas venir des institutions, mais de populations nombreuses, variées et éduquées qui sachent argumenter et dialoguer. Il faut que des gens possèdent un réel savoir, qu’ils soient capables de juger, qu’ils puissent avoir une influence sur la majorité des masses moins éduquées. L’art de bonne qualité devrait rejoindre cette opposition à l’idéologie commerciale, mais il est presque contraint à la clandestinité par ces mêmes pratiques commerciales, comme le fut récemment l’architecture, et comme la musique et la danse le furent durant tout le siècle. La science aussi est trop présente – même si elle est dépositaire de plus de pouvoir d’opposition que bien d’autres savoirs. Pendant un siècle, des formes artistiques, l’une vraie, mais pauvre et clandestine, l’autre artificielle, quoique riche et ostentatoire, ont généralement coexisté. La seconde se nourrit de la première, selon ses besoins. […]
L’art s’interrogeait autrefois sur ses finalités, pour reprendre le terme de Barnett Newman. Depuis quinze ans, ces finalités se sont faites plus rares et ont perdu de leur attrait. Aujourd’hui, chacun est supposé « faire ce qu’il lui plait ». L’art finira par devenir l’acte ponctuel d’un individu isolé. On considère comme peu démocratique de dire que l’œuvre d’un artiste est plus aboutie, plus profonde, plus novatrice – peu importe les termes choisis – que celle d’un autre artiste. Cela ne se fait pas de dire : « mon travail vaut mieux que le tien ». Ce cliché participe d’attitudes que l’on retrouve dans toutes les couches de la société. L’unique petite idée qui la fonde est que l’art devrait être démocratique. Seule la politique se doit d’être démocratique. L’art ressortit, intrinsèquement, du domaine qualitatif. L’engagement démocratique dans le domaine politique fait partie de cette synthèse qu’est le très grand art. Une des tactiques politiques actuelles de démolition de la démocratie consiste à lui laisser le champ libre dans des groupes et des activités considérés comme sans importance par les politiciens. Si une occasion importante de démocratisation se fait jour au gouvernement central, tout le monde est horrifié. […] De toute façon, en art comme dans les autres domaines, il n’y a pas d’égalité entre les personnes, et le prétendre n’est qu’hypocrisie et confusion mentale. Il faut que les gouvernements donnent aux citoyens les occasions d’accéder à l’égalité en tant que citoyens, là où ils vivent. La qualité de pensée, l’effort, sauf en ce qui concerne cet état de citoyen, ne participent pas de le cela. Il faudrait les récompenser et non les dénigrer. […]
La dernière considération d’ordre général est que peu de gens comprennent que le passé est bien passé, qu’il est fini. Mais aussi que notre présent est le passé en germe et que les œuvres de qualité créées aujourd’hui doivent être constamment préservées. Les gens les plus attachés au passé sont ceux qui seront les moins attentifs à sa présence, aujourd’hui. Le type de Tucson qui possède un téléviseur de style colonial espagnol est celui-là même qui a détruit au bulldozer les maisons de terre de la vieille ville. La vision qu’a le touriste du passé en dévalue, au présent, les enjeux et la présence. Cela s’accorde avec le fait que les conservateurs, aux Etats-Unis ne sont pas vraiment conservateurs – et que d’ailleurs les libéraux ne sont pas de vrais libéraux. Comprendre et préserver le passé est nécessaire à la vie, mais faire quelque chose aujourd’hui c’est la vie même. […]
A l’évidence nous comprenons beaucoup de choses, profondément, de l’art et de l’architecture du passé, mais il est illusoire de penser que nous les comprenons totalement. Il est déjà impossible de tout comprendre des manifestations artistiques et architecturales contemporaines. La pleine signification de ce que l’on voit s’évanouit rapidement. Ce qui éveille la curiosité dans un style ancien peut supplanter, en partie, la pertinence du présent, mais on perd beaucoup de choses. Il est impossible, dans les domaines de l’art et de l’architecture, de réutiliser les formes du passé. Elles sont devenues des symboles – pas même des symboles dont la signification est profonde -, elles sont du même ordre que le téléviseur de style colonial. La forme est un mot difficile à manier dans la mesure où c’est une erreur de séparer la forme du contenu, cette division vient elle-même d’une autre dichotomie erronée entre la pensée et le sentiment. La forme et le contenu, quoique cela veuille dire, furent sans doute créés à partir de généralisation, mais ils sont aussi faits de particularismes têtus et très spécifiques. Ces particularismes tendent à déjouer toute tentative de compréhension ultérieure. La seule circonstance dans laquelle le passé devient plus pertinent qu’à l’accoutumée par rapport au présent survient lorsque la continuité est très forte et permet au passé de rejoindre le présent. C’est peut-être le cas de la langue et de la littérature islandaises. C’est peut-être également le cas de l’architecture italienne. Mais peu d’artistes et d’architectes, aujourd’hui, possèdent quelque expérience que ce soit, fût-ce du passé récent. En dépit de nos différences, que nous soyons Européens ou issus des colonies européennes, Japonais ou autres, nous grandissons dans cette société industrielle de classes moyennes, et nous recevons tous la même éducation publique. Les pauvres sont simplement pauvres et les riches peuvent jouir de symboles plus couteux.
Les manifestations artistiques et architecturales récentes témoignent d’une exploitation de l’Histoire par des gens ignorants et naïfs au profit d’un auditoire correspondant ou, pire, de l’exploitation qu’en font quelques cyniques. Pour que quelque chose de novateur semble important, il faut qu’il ressemble à quelque chose qui est devenu important – ce qui a exigé une certaine durée. En ce sens, le travail de Matisse et de Newman, comme celui de la plupart des grands artistes depuis le Bernin, n’ont pu paraitre essentiels immédiatement. Il est beaucoup plus facile de sembler important dans l’immédiat que d’atteindre à une réelle importance, et c’est aussi plus rentable. David Rabinowitch dit, à propos de cette importance apparente, qu’elle est l’essence même de l’académisme.
Le public ne tient compte que d’une chose : il faut que l’art qu’il voit ressemble aux reproductions qu’il peut voir partout dans les livres. Il ne se rend pas compte que les œuvres qui sont aujourd’hui reproduites étaient en leur temps novatrices et originales et qu’on ne peut pas les considérer comme un modèle. Il ne comprend pas que le modèle a été créé après coup, par quelques artistes de second ordre dont beaucoup furent assez médiocres, et que tout cela n’a fait que décliner résolument vers la banalité, la pédanterie, l’absence de sincérité. […]
On accorde aujourd’hui beaucoup d’attention au mot « postmodernisme », terme passe-partout qui désigne chaque jour davantage de choses ; il a été forgé en changeant la signification du mot « moderne » de ce qu’il a toujours signifié : « contemporain » à ce qu’il ne peut désigner : un style – car il est impossible pour un style d’inclure des choses aussi diverses. Wright, Mies van der Rohe et Le Corbusier ont été rassemblés pêle-mêle et jetés aux orties comme membres de l’école « moderne ». Ce « moderne »-là ne veut dire qu’antérieur et on lui reproche d’avoir été, depuis, universellement reconnu ; « postmoderne », en revanche, désigne désormais le « moderne ». Je propose une appellation encore meilleure ; « postcontemporain ». On utilise ce terme « postmoderne » pour obscurcir le débat sur la qualité des œuvres, en revendiquant une contemporanéité, une popularité que l’on suppose supérieures à celles de l’art et de l’architecture reconnus – sans tenir compte de leur qualité ni même de leur pertinence, des valeurs démocratiques qu’ils impliquent, ni de la reconnaissance dont ils jouissaient jusque là. C’est une absurdité. Il est hypocrite de faire mine de critiquer les œuvres du passé récent, surtout en piochant sans discrimination dans un passé plus ancien. C’est se mesurer à de faux-semblants que d’identifier le « moderne » au « style international » qui ne fut que la simplification commerciale de l’œuvre de van der Rohe, réalisée par ceux-là même – y compris Johnson – qui affirment aujourd’hui que ce style est froid et répétitif (c’est effectivement ce qu’ils en firent) et qu’il doit céder la place à un autre style, que l’on espère varié et plaisant. L’élaboration du terme « postmoderne » n’est pas née d’un réel changement, mais d’une simple mode et du besoin de l’habiller de mots.