Je suis parvenu à aller à Lens vendredi dernier. Le train
régional sortait de la banlieue Lilloise m'emportant à
son bord. Après avoir traversé une large plaine, il déboule
dans le bassin minier. Il s'annonce au loin dans une forêt de
pylônes électriques, un rayon de soleil transperce le ciel
gris uniforme et vient taper un terril. Le spectacle me touche, même
lorsque la lumière vient à apparaître, elle vient
révéler du noir, du gris.
Les gros bourgs et les petites villes se succèdent. Tout semble
vieilli, tout semble fatigué. Fatigué par les défilés
incessants de piétons, de trains, de voitures. Malgré
la vitre du train, je sens que l'humidité s'est infiltrée
partout, la terre ne boit plus l'eau, le rouge des briques est sans
éclat, le noir s'est infiltré partout. Tout est terne.
Le vent souffle sans arrêt, il est glacial. Voici une terre où
les hommes sont insignifiants. Le vent les balaye avec indifférence.
Le destin des Hommes qui vivent ici est étroitement lié
à la terre. La terre est à l'image des Hommes qui l'habitent.
D'abord les Mines, puis la guerre 14, puis les Mines encore, et ces
champs, et sur
le trajet
tous ces travaux d'aménagement publics, travaux d'agrandissements
urbains qui se rapprochent des voies ferrées. Terre noire et
froide inlassablement retournée.
Les
terrils ont poussés là, montagnes artificielles érigées
à coup de pioches dans les entrailles de la terre, remontées
à la sueur des gueules noires, sises là par la volonté
industrielle. Monument de l'humilité des mineurs, de l'exploitation,
monument des victimes du travail. Au pied de ces montagnes, les villes
du Nord. Quelle tristesse, elles ne sont pas belles, elles sentent la
pauvreté, elles sentent l'oubli, des extensions en tôle
ondulées, des jardins pas fleuris agrémentés de
bordel, du débarras. Quelques jardins ouvriers dans le froid
pour s'enterrer là. Comment peut-on être aussi peu riche
dans ces zones où le travail a fait ériger des montagnes.
La richesse économique s'est envolée ailleurs. Il n'est
rien resté que ces montagnes noires, l'industriel est parti avec
la caisse laissant ce peuple privé du fruit de sa sueur.
Le
train s'arrête en gare de Lens, c'est le terminus. Je descends
du train, le vent m'accueille avec une belle rafale dans la gueule,
je suis glacé. Je suis content d'être à Lens, ça
faisait longtemps que je n'avais pas vu cette ville que je ne connais
pas très bien.
En sortant de la gare, des panneaux indiquent qu'une navette gratuite
est à disposition. Frigorifié, je décide de ne
pas y aller à pied. J'entre dans le bus. Une vieille dame derrière
moi essuie quelques larmes, je la vois, elle m'esquisse un sourire.
Je tourne la tête à droite, un distributeur du crédit
agricole du nord un peu étrange, je prends une photo, on me regarde
un peu bizarrement dans le bus. Le distributeur de billets est dans
un cadre. La Liberté guidant le Peuple d'Eugène Delacroix
en stickers sur une porte, un judas au niveau du téton. Je me
dis qu'ils ont tout compris à la crise.
Le
bus traverse une zone étrange, des maisons sont abandonnées,
promises à la destruction pour de nouveaux aménagements
urbains. Sur ma gauche, je vois la promenade flambant neuve qui relie
le Louvre-Lens à la gare. La terre est encore fraîchement
retournée, il y a des nouvelles plantations. L'éclairage
est particulier, ce sont des espèces d'allumoirs (sensé
peut être rappeler les lampes des mineurs). Cette promenade bien
qu'impeccable, transperce la ville par sa modernité grise.
On
traverse pendant dix minutes la ville, il n'y a personne dans les rues,
il n'y a ni place, ni commerce. On tourne, le stade Bollaert apparaît.
Des pavillons et des maisons de mineurs se succèdent. De toute
évidence, nous ne passons pas par le centre-ville. Tant pis,
je ne verrai pas Lens aujourd'hui.
Après avoir fait la
queue dehors et passer un portique de sécurité, j'entre
dans le musée, je suis un peu perdu dans un grand hall où
tout est transparent, des parois de verre dessinent l'espace. Quatre
vidéoprojecteurs montrent sur ces parois des films en super 8,
des scènes de la vie des mineurs, une fanfare, des enfants qui
jouent, des champs de blés. Parfois dans ce film on voit les
uvres d'art. Au montage, on a donc décidé d'entrecouper
ces petits films avec des gros plans sur les uvres, comme pour
y inscrire les uvres sur ce territoire. D'ailleurs, dans cette
journée c'est un entre-coupage permanent.
La place est gratuite pour l'exposition permanente, payante pour la
temporaire. On m'annonce que je n'ai le droit à aucune réduction,
étudiants en arts plastiques ou même détenteurs
de différents pass liés à l'art c'est 9 euros pour
tout le monde. Sauf si je fais une carte, c'est dix euros, mais je pourrai
revenir avec quelqu'un et ce sera gratuit pour nous. De toute évidence,
on se moque ici des différents acteurs de l'art, étudiants,
même fauché, tu raques. Du jamais vu dans un musée
de la région.
Je pénètre
dans la galerie du temps. La voilà, on m'en avait tant parlé
et je trouvais l'idée intéressante. Je déambule
parmi les uvres avant de comprendre la cohérence de l'exposition.
On commence par le commencement, du quatrième millénaire
avant JC au début de la salle jusqu'à 1850 au fond de
la salle. Très vite je m'ennuie. Les uvres sont montrées
par petits "pôles". Je ne sais pas immédiatement
ce qui me dérange. Même si je suis dans un musée,
je me sens sous pression. Je n'arrive pas à être impressionné
par des amulettes égyptiennes vieilles de 3000 ans. Ni même
par ce "fragment du décor du palais du roi perse Darius 1er"
(500 av JC) trente mètres plus loin, ni par "Lampe ornée
d'un masque de théâtre" (-50 av JC), ni par "Fragment de mosaïque
de pavement : les préparatifs d'un banquet" (180 ap JC), ni par
"Colonnes décorées de pampres provenant de l'ancienne église Notre-Dame-de-la-Dorade,
Toulouse" (500 ap JC), et par ces innombrables céramiques
vieilles de 1000 ans. (Des fragments, des morceaux, des bouts de carrelage,
tout cela est fort fatigant pour l'oeil et assez pauvre)
Je continue
et des tableaux sont là un Botticelli, vierge à l'enfant,
1465. Un San Sébastien du Pérugin (1490), un Raphaël
1515, un Rubens 1615, un Delatour (Madeleine à la veilleuse)
1640, un Rembrandt 1661, un Poussin 1650, un Boucher 1740, Vernet 1748,
Fragonard 1769, un Goya 1800, un Greuze 1778, un Corot 1844, puis Ingres
1832, et enfin le Delacroix 1830. J'ai la chance de les connaître
tous. Effectivement, le Louvre a sorti beaucoup de ses "stars",
il a voulu mettre le paquet. Je regarde l'excellent tableau d'Ingres
(Portrait de Monsieur Bertin, 1832), je marche sur un papier à
terre :
"Musée
du Louvre-Lens"
"Dès le 12 décembre, venez découvrir des chefs-d'uvre
du musée du Louvre dans un écrin de verdure au cur
d'un bâtiment de verre et de lumière. Redécouvrez
la fosse 9 de Lens, son histoire et son avenir avec le Louvre-Lens"
Je trouve la
réponse à mon malaise. Je suis dans de la merde ! On vient
de me dégueuler dessus de la publicité comme s'il s'agissait
d'un magasin, comme si on me vendait du rêve, et d'ailleurs, où
est-elle cette fosse 9 ? Rien n'y renvoie si ce n'est qu'on y cherche
de la légitimité. Voici encore un "entre-coupage"
tordu. Je sais pourquoi je me sens oppressé, cet endroit me fait
penser à un magasin H&M.
Là s'arrête
le rêve, j'arbore une mine [!] dégoutté. Cet endroit
n'est pas au service de l'art. Cet endroit c'est une vaste plaisanterie.
C'est un piège à touriste. Dans la froideur apocalyptique
du Louvre-Lens, le temps s'est détraqué, le lieu est devenu
fou. La cicatrice de la mine à laissé place à une
verrue ! Comment comprendre l'art avec une vision aussi plate et linéaire
que celle du Louvre-Lens ? Comment comprendre le travail d'un artiste
lorsqu'on est novice en la matière en ne voyant qu'une seule
de ses toiles au milieu de six-mille ans d'histoire ? Une seule toile
ne peut pas représenter une saison intellectuelle et picturale.
Ce musée en vérité n'est pas fait pour les artistes,
ni pour les amateurs éclairés. Près du stade Bollaert,
on a construit une salle d'attente géante pour les prolos venus
voir un match de football. Avoir un peu d'espoir en somme que les supporters
idiots du football puissent au moins voir un Delacroix dans leur vie.
Qu'importe qu'ils comprennent, l'important c'est qu'ils voient quelque
chose de connu. Quel mépris !
Ce musée
me fait penser à une arche de Noé où les animaux
ont été remplacés par des oeuvres. Une espèce
de grand entrepôt contre l'apocalypse de l'inculture. Un président
de la République a déclaré lors de l'inauguration
à un mineur en bleu de travail mascotte (un peu comme Mickey
à Disney, vous avez le droit à un Mineur à Lens)
: "C'est le mouvement populaire ouvrier solidaire et la liberté
qui guide, donc, ici, forcément, il est à sa place".
A sa place ? Mouvement Ouvrier ? Encore un entre-coupage ! Comment un
tableau parlant d'une révolte ayant eu lieu à Paris en
1830 contre la monarchie et l'aristocratie et pour la liberté
de la presse aurait-il sa place à Lens ? L'ouvrier acquiesce.
Ce sera quelques semaines plus tard que le tableau sera taggué
par une illuminée voyant le complot partout. Voilà ce
que c'est que de jouer avec les symboles, la réalité finit
toujours par revenir.
Et elle ne ressort
pas sans qu'on l'y oblige. Je suis peut être un peu trop "Bourgeois"
dans ma façon de penser. Mais quoi qu'on en dise, je suis comme
ce personnage nécessaire au tableau de Delacroix, je suis ce
bourgeois incertain, ce combattant un peu perdu immensément romantique,
un intellectuel sensible et organique au service de la classe ouvrière
et de la liberté. Un éternel insatisfait plein de tendresse
et d'empathie pour l'autre. Imparfait et exigeant de tous. Alors oui,
l'art, la littérature et la poésie (les uvres de
l'esprit) font de moi un emmerdeur pour ceux qui veulent s'en prendre
à mes concitoyens. J'ai donc une légitimité et
j'ai pleinement ma place car je suis co-fondateur de la Révolution
dans une bataille contre tous les obscurantismes.