M E R.. 2.7 . F E V

ESCALE A LENS


... Et tant pis si vous m'allumez après ça.


Je suis parvenu à aller à Lens vendredi dernier. Le train régional sortait de la banlieue Lilloise m'emportant à son bord. Après avoir traversé une large plaine, il déboule dans le bassin minier. Il s'annonce au loin dans une forêt de pylônes électriques, un rayon de soleil transperce le ciel gris uniforme et vient taper un terril. Le spectacle me touche, même lorsque la lumière vient à apparaître, elle vient révéler du noir, du gris.

Les gros bourgs et les petites villes se succèdent. Tout semble vieilli, tout semble fatigué. Fatigué par les défilés incessants de piétons, de trains, de voitures. Malgré la vitre du train, je sens que l'humidité s'est infiltrée partout, la terre ne boit plus l'eau, le rouge des briques est sans éclat, le noir s'est infiltré partout. Tout est terne. Le vent souffle sans arrêt, il est glacial. Voici une terre où les hommes sont insignifiants. Le vent les balaye avec indifférence.

Le destin des Hommes qui vivent ici est étroitement lié à la terre. La terre est à l'image des Hommes qui l'habitent. D'abord les Mines, puis la guerre 14, puis les Mines encore, et ces champs, et
sur le trajet tous ces travaux d'aménagement publics, travaux d'agrandissements urbains qui se rapprochent des voies ferrées. Terre noire et froide inlassablement retournée.

Les terrils ont poussés là, montagnes artificielles érigées à coup de pioches dans les entrailles de la terre, remontées à la sueur des gueules noires, sises là par la volonté industrielle. Monument de l'humilité des mineurs, de l'exploitation, monument des victimes du travail. Au pied de ces montagnes, les villes du Nord. Quelle tristesse, elles ne sont pas belles, elles sentent la pauvreté, elles sentent l'oubli, des extensions en tôle ondulées, des jardins pas fleuris agrémentés de bordel, du débarras. Quelques jardins ouvriers dans le froid pour s'enterrer là. Comment peut-on être aussi peu riche dans ces zones où le travail a fait ériger des montagnes. La richesse économique s'est envolée ailleurs. Il n'est rien resté que ces montagnes noires, l'industriel est parti avec la caisse laissant ce peuple privé du fruit de sa sueur.

 

Le train s'arrête en gare de Lens, c'est le terminus. Je descends du train, le vent m'accueille avec une belle rafale dans la gueule, je suis glacé. Je suis content d'être à Lens, ça faisait longtemps que je n'avais pas vu cette ville que je ne connais pas très bien.

En sortant de la gare, des panneaux indiquent qu'une navette gratuite est à disposition. Frigorifié, je décide de ne pas y aller à pied. J'entre dans le bus. Une vieille dame derrière moi essuie quelques larmes, je la vois, elle m'esquisse un sourire. Je tourne la tête à droite, un distributeur du crédit agricole du nord un peu étrange, je prends une photo, on me regarde un peu bizarrement dans le bus. Le distributeur de billets est dans un cadre. La Liberté guidant le Peuple d'Eugène Delacroix en stickers sur une porte, un judas au niveau du téton. Je me dis qu'ils ont tout compris à la crise.

Le bus traverse une zone étrange, des maisons sont abandonnées, promises à la destruction pour de nouveaux aménagements urbains. Sur ma gauche, je vois la promenade flambant neuve qui relie le Louvre-Lens à la gare. La terre est encore fraîchement retournée, il y a des nouvelles plantations. L'éclairage est particulier, ce sont des espèces d'allumoirs (sensé peut être rappeler les lampes des mineurs). Cette promenade bien qu'impeccable, transperce la ville par sa modernité grise.

On traverse pendant dix minutes la ville, il n'y a personne dans les rues, il n'y a ni place, ni commerce. On tourne, le stade Bollaert apparaît. Des pavillons et des maisons de mineurs se succèdent. De toute évidence, nous ne passons pas par le centre-ville. Tant pis, je ne verrai pas Lens aujourd'hui.

Après avoir fait la queue dehors et passer un portique de sécurité, j'entre dans le musée, je suis un peu perdu dans un grand hall où tout est transparent, des parois de verre dessinent l'espace. Quatre vidéoprojecteurs montrent sur ces parois des films en super 8, des scènes de la vie des mineurs, une fanfare, des enfants qui jouent, des champs de blés. Parfois dans ce film on voit les œuvres d'art. Au montage, on a donc décidé d'entrecouper ces petits films avec des gros plans sur les œuvres, comme pour y inscrire les œuvres sur ce territoire. D'ailleurs, dans cette journée c'est un entre-coupage permanent.

La place est gratuite pour l'exposition permanente, payante pour la temporaire. On m'annonce que je n'ai le droit à aucune réduction, étudiants en arts plastiques ou même détenteurs de différents pass liés à l'art c'est 9 euros pour tout le monde. Sauf si je fais une carte, c'est dix euros, mais je pourrai revenir avec quelqu'un et ce sera gratuit pour nous. De toute évidence, on se moque ici des différents acteurs de l'art, étudiants, même fauché, tu raques. Du jamais vu dans un musée de la région.

Je pénètre dans la galerie du temps. La voilà, on m'en avait tant parlé et je trouvais l'idée intéressante. Je déambule parmi les œuvres avant de comprendre la cohérence de l'exposition. On commence par le commencement, du quatrième millénaire avant JC au début de la salle jusqu'à 1850 au fond de la salle. Très vite je m'ennuie. Les œuvres sont montrées par petits "pôles". Je ne sais pas immédiatement ce qui me dérange. Même si je suis dans un musée, je me sens sous pression. Je n'arrive pas à être impressionné par des amulettes égyptiennes vieilles de 3000 ans. Ni même par ce "fragment du décor du palais du roi perse Darius 1er" (500 av JC) trente mètres plus loin, ni par "Lampe ornée d'un masque de théâtre" (-50 av JC), ni par "Fragment de mosaïque de pavement : les préparatifs d'un banquet" (180 ap JC), ni par "Colonnes décorées de pampres provenant de l'ancienne église Notre-Dame-de-la-Dorade, Toulouse" (500 ap JC), et par ces innombrables céramiques vieilles de 1000 ans. (Des fragments, des morceaux, des bouts de carrelage, tout cela est fort fatigant pour l'oeil et assez pauvre)

Je continue et des tableaux sont là un Botticelli, vierge à l'enfant, 1465. Un San Sébastien du Pérugin (1490), un Raphaël 1515, un Rubens 1615, un Delatour (Madeleine à la veilleuse) 1640, un Rembrandt 1661, un Poussin 1650, un Boucher 1740, Vernet 1748, Fragonard 1769, un Goya 1800, un Greuze 1778, un Corot 1844, puis Ingres 1832, et enfin le Delacroix 1830. J'ai la chance de les connaître tous. Effectivement, le Louvre a sorti beaucoup de ses "stars", il a voulu mettre le paquet. Je regarde l'excellent tableau d'Ingres (Portrait de Monsieur Bertin, 1832), je marche sur un papier à terre :

"Musée du Louvre-Lens"

"Dès le 12 décembre, venez découvrir des chefs-d'œuvre du musée du Louvre dans un écrin de verdure au cœur d'un bâtiment de verre et de lumière. Redécouvrez la fosse 9 de Lens, son histoire et son avenir avec le Louvre-Lens"

Je trouve la réponse à mon malaise. Je suis dans de la merde ! On vient de me dégueuler dessus de la publicité comme s'il s'agissait d'un magasin, comme si on me vendait du rêve, et d'ailleurs, où est-elle cette fosse 9 ? Rien n'y renvoie si ce n'est qu'on y cherche de la légitimité. Voici encore un "entre-coupage" tordu. Je sais pourquoi je me sens oppressé, cet endroit me fait penser à un magasin H&M.

Là s'arrête le rêve, j'arbore une mine [!] dégoutté. Cet endroit n'est pas au service de l'art. Cet endroit c'est une vaste plaisanterie. C'est un piège à touriste. Dans la froideur apocalyptique du Louvre-Lens, le temps s'est détraqué, le lieu est devenu fou. La cicatrice de la mine à laissé place à une verrue ! Comment comprendre l'art avec une vision aussi plate et linéaire que celle du Louvre-Lens ? Comment comprendre le travail d'un artiste lorsqu'on est novice en la matière en ne voyant qu'une seule de ses toiles au milieu de six-mille ans d'histoire ? Une seule toile ne peut pas représenter une saison intellectuelle et picturale. Ce musée en vérité n'est pas fait pour les artistes, ni pour les amateurs éclairés. Près du stade Bollaert, on a construit une salle d'attente géante pour les prolos venus voir un match de football. Avoir un peu d'espoir en somme que les supporters idiots du football puissent au moins voir un Delacroix dans leur vie. Qu'importe qu'ils comprennent, l'important c'est qu'ils voient quelque chose de connu. Quel mépris !

Ce musée me fait penser à une arche de Noé où les animaux ont été remplacés par des oeuvres. Une espèce de grand entrepôt contre l'apocalypse de l'inculture. Un président de la République a déclaré lors de l'inauguration à un mineur en bleu de travail mascotte (un peu comme Mickey à Disney, vous avez le droit à un Mineur à Lens) : "C'est le mouvement populaire ouvrier solidaire et la liberté qui guide, donc, ici, forcément, il est à sa place".

A sa place ? Mouvement Ouvrier ? Encore un entre-coupage ! Comment un tableau parlant d'une révolte ayant eu lieu à Paris en 1830 contre la monarchie et l'aristocratie et pour la liberté de la presse aurait-il sa place à Lens ? L'ouvrier acquiesce. Ce sera quelques semaines plus tard que le tableau sera taggué par une illuminée voyant le complot partout. Voilà ce que c'est que de jouer avec les symboles, la réalité finit toujours par revenir.

Et elle ne ressort pas sans qu'on l'y oblige. Je suis peut être un peu trop "Bourgeois" dans ma façon de penser. Mais quoi qu'on en dise, je suis comme ce personnage nécessaire au tableau de Delacroix, je suis ce bourgeois incertain, ce combattant un peu perdu immensément romantique, un intellectuel sensible et organique au service de la classe ouvrière et de la liberté. Un éternel insatisfait plein de tendresse et d'empathie pour l'autre. Imparfait et exigeant de tous. Alors oui, l'art, la littérature et la poésie (les œuvres de l'esprit) font de moi un emmerdeur pour ceux qui veulent s'en prendre à mes concitoyens. J'ai donc une légitimité et j'ai pleinement ma place car je suis co-fondateur de la Révolution dans une bataille contre tous les obscurantismes.

 

 

 

 

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