22.07.2013

Le Cora de Courrières

article avec Kevin, compagnon de roue

 

 

Le Cora de Courrières n'était pas prévu sur l'itinéraire. C'est une aire commerciale semblable à n'importe quelle autre au monde, un lieu commun. Nous étions à vélo, usés, trompés par les canaux dans une ville sans indications. Nous décidions de faire une halte après un moment éprouvant dans les rues de Courrières, agressés par les voitures qui nous frôlaient et qui nous klaxonnaient. Ici, le cycliste passe plutôt pour un parasite du bitume. Nous nous arrêtions pour une pause cigarette quelques instants. Il y avait près de nous, une jeune caissière qui fumait aussi. Elle est assise à l'entrée du magasin sur un plot beige composé d'un mélange de petits graviers ronds et de ciment. Dans sa pause monotone, les deux voyageurs grisent le précieux moment de nicotine que son infâme boulot daigne lui accorder. "On cherche à aller à Douai, vous avez une idée de la route a suivre ?". Elle reste quelques secondes silencieuse, elle ne donne pas tout de suite de consigne. La question devait lui paraître très étrange. "Attendez, c'est loin ça quand même". La jeune femme évoque déjà le renoncement avant même de nous parler de la direction à prendre. "Vous êtes sûr de vouloir aller là bas ?" Il n'y avait pourtant rien de compliqué, nous étions à 20 km de Douai à vélo, la chose était aisément faisable. "Ah ça va être compliqué dit-elle, ce serait par là mais vous avez la rocade, en vélo vous ne passerez pas". Elle nous indique tout de même par un vague geste de la main légèrement sur la droite de l'endroit supposé de la rocade. On la remercie, on reprend la route.

En quittant la zone, un chien aboie fortement, heureusement, il est en cage.

Deux ronds points, une piste cyclable, des jeunes en scooter, nous entrons dans une autre ville : Hénin-Beaumont. Aucun panneau n'indique Douai, aucun plan de réseau sous les arrêts de bus ne montre la ville que nous visions. Des affiches du front national un peu partout, les voitures qui continuent d'être imprudentes. On surprend l'imposante paroisse hideuse qui surplombe le centre-ville, on arrive devant la mairie d'Hénin-Beaumont, on s'arrête, on demande de l'aide, visiblement, ce n'est pas la route de Douai, elle s'est trompée.

La mairie semble fermée, on a l'impression d'être comme les statues de mineurs qui soutiennent le balcon, des Atlantes qui peinent à tenir sous le poids l'édifice. On demande notre route à un bonhomme qui prend un café à la terrasse du "Bellevue" le bistro en face. Là, autre son de cloche, on nous prend pour des rigolos, encore une fois "vous n'êtes pas arrivés, c'est loin". On lui explique qu'on en a vu d'autres et qu'on vient des environs de Roubaix. L'homme lâche un sourire (ça y est, on ne nous prend plus au sérieux). Il indique une direction : "c'est toujours tout droit".

On sort de la ville, on monte longue pente, on atterrit aux abords d'un rond point. En regardant les directions proposées, on se rend compte qu'il nous a dirigés vers la rocade, l'A21... l'enfoiré. On passe au dessus de l'autoroute maudite. Cette autoroute nous trompe à deux reprises, elle a défiguré la façon dont les habitants voient leur territoire, ils n'arrivent pas à concevoir le trajet vers Douai autrement que par l'autoroute. Ils ne connaissent pas l'endroit où ils vivent. Ils semblent coincés au cœur du bassin minier : ma vie se passe ici, je n'ai pas besoin d'aller à Douai, pas besoin de connaître ce qu'il y a autour de nous, pas besoin de connaître les limites du territoire. Et puis de toute façon, pour se ravitailler, il y a toujours le Cora de Courrières.

Si Lens est à notre gauche, si Hénin-Beaumont est derrière nous, Douai se situe alors vers la droite. On poursuit notre route en cherchant une rue qui va vers la droite. Nous passons encore deux ronds points avant de voir que se profile de nouveau le Cora de Courrières. Impossible de tourner à droite, il n'y a que des champs. Il nous a bien fallu trois culs de sacs et trois kilomètres pour trouver une rue qui va vers la droite. On bifurque, on revient sur nos pas, on n'aime pas ça. Voici qu'on tombe sur une entrée de lotissement, il est écrit "Chemin de Douai". Si c'est écrit chemin de Douai, c'est que ça doit y amener. Le lotissement s'arrête dans les champs, le chemin continue, plus de macadam, mais un chemin de terre, le ciel s'assombrit. On poursuit, la seule chose qui nous force à avancer, c'est qu'on n'a pas le choix et qu'il est hors de question de rester coincé ici. On se dit qu'on reprend un itinéraire normal, le Cora s'éloigne. Les grosses lettres rouges du magasin vu de dos forment le mot AROC, je me dis que c'est l'anagramme d'ACRO (mais aussi le mot ROCAde est interessant).

Le Cora doit probablement faire partie de ces zones qui aspirent les gens. J'avais déjà entendu des histoires de trous noirs spatio-temporels, le plus célèbre étant le triangle des Bermudes, "un trou noir est un objet massif dont le champ gravitationnel est si intense qu’il attire à lui toute forme de matière ou de rayonnement et les empêche de s’en échapper" trouve-t-on sur internet. Ici le Cora serait un trou noir pour les esprits, ceux-ci devenant dépendants de ce lieu de consommation. Une copine m'avait parlé d'une déformation temporelle en France en TGV, elle avait constaté que sa montre avait dû cesser de fonctionner pendant dix minutes environ lors de son déplacement, elle s'en serait moqué si l'horloge de son téléphone portable n'accusait pas lui aussi ce retard. C'est sans doute pour cette raison que le moment nous ait apparu comme interminable. Surtout connaissant le passé de Courrières, on pourrait imaginer aisément que le coup de grisou ayant fait 1099 morts en 1906, l'événement s'appelle la "catastrophe de Courrières", ait provoqué une distorsion spatio-temporelle. Or le puits d'aération de la fosse n°1 se situe sur la zone du Cora à 50 mètres de l'endroit où nous avions fumé. Et nous sommes passés à quelques mètres à plusieurs reprises autour du puits comblé.

Nous continuons sur le chemin de Douai, on est forcé de s'arrêter, deux gros tuyaux d'arrosage pour les champs nous oblige à porter les vélos sur deux mètres. Nous reposons les vélos et reprenons la route, le chemin perd en praticabilité. Il y a de plus en plus d'herbes, de plus en plus de cailloux. Puis le chemin stoppe net au milieu des champs, difficile de rouler dans les cultures. Le drame ne s'arrête pas, le Cora de Courrières nous nargue au lointain.

 

 

 

 

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