02/10/2014
Imaginez que vous disposiez d'un territoire « vierge », quand j'entends « vierge », ce n'est pas une surface plane, mais un beau lieu de verdure non-souillée. Vous arrivez là et vous faites face à ce que la nature vous offre de plus hostile : océans peuplés de créatures, campagne et souterrains abrupts, arbres qui vous empêchent le passage. Et quand la nuit tombe il n'est pas rare de croiser des loups. Bon voilà où devrait s'arrêter la comparaison avec le sud de l'Indre-et-Loire au XVIIème siècle et le jeu vidéo Minecraft. Minecraft, c'est ce jeu qui fait fureur auprès de la jeunesse geek depuis 2011. Vous avez la situation de départ, elle est indiquée ci dessus. Le jeu offre toutes les possibilités . Il existe plusieurs modes : Créatif, Survie et Extrême. Pour le joueur pacifique que je suis, j'opte immédiatement pour le mode « créatif ». Me voici catapulté dans ce monde « vierge ». Comme je l'ai dit tout est possible : vous pouvez choisir votre vie, soyez explorateur, soyez mineur et creusez, soyez chasseur et tuez tout ce qui bouge, soyez pécheur, soyez brave fermier et tentez de survivre dans ce monde. Ou bien soyez bâtisseur et construisez ce qu'il vous plait. Que ce soit des grandes tours, des reproductions pixelisées et en 3D de logo ou de personnages, construisez des villes ou des villages, remodelez la nature, ou bien soyez à la conquête de l'ouest et bâtissez routes et chemins de fer. J'opte pour bâtir une ville. L'univers dans lequel vous évoluez est composé de cubes, et il y en a pléthore. Des cubes de terre, de pierre, de minerai, de bois, de feuillage, de verre, de sable etc etc... il y a quasiment autant de sorte de cube que ce qui compose notre propre univers. Tout y est cube, c'est à dire que la courbe n'existe pas. Vous êtes condamnés à vivre le monde géométriquement.
J'avais
déjà tenté de construire différentes villes, et de les faire grandir jusqu'à
épuisement. Non pas, l'épuisement du jeu, mais le mien. -Tout y est infini
sur l'horizontalité-. Je construisais une ville semblable à la ville de
Chartres. Sur un terrain plat, je m'améliorais sur les techniques de constructions
par assemblages de divers cubes de matériaux pour imiter le monde. Parfois,
la ville que je créais sortait du schème que je m'étais fixé. La ville
prenait son indépendance et la taille qu'elle occupait commençait à poser
des problèmes de cohésion. Des questions d'urbanisme me trottait la nuit
dans la tête, comment faire coïncider des réseaux très différents aux
milieux des habitations, canaux, fontaines, routes, voies ferrées, jardins,
remparts sans rien raser ? Comment résister à l'effet centre-ville ? Et
comment ne pas raser un centre-ville devenu vétuste au fil du temps mais
« cœur de ville » tout en gardant la cohérence architecturale des alentours
qui s'étendent toujours plus ?
Réaliser une ville, cela commence déjà par une histoire. Issoudun par exemple, la ville existait déjà avant que la ville existe, regardez avec Google Maps, vous verrez aisément les anciens chemins de l'époque gallo-romaine à travers les champs. Un long et vieux maillage autour de la ville visible en gris dans les champs, on devine même les corps de ferme à certains endroits. Recréer ou reconstruire la ville est un jeu d'enfant, comme Haussmann l'a fait à Paris, ou comme Le Corbusier avec le projet « Voisin ». La ville existe comme une entité issue d'un long processus historique, soit on entre en rupture avec le passé, soit on continue sur ses bases. Or Minecraft offre la possibilité de créer la ville issue de « nulle part ».
La ville « autonome », souvent vue comme cité idéale, n'a aucun point d'accroche historique. Pour faire simple, lorsque, sur un territoire, il n'y a aucun ancrage, un « point de départ » ou un « point d'arrivée », cette ville est obligée d'être conçue comme un ensemble inhérent à elle-même, ce lieu tourné sur lui même qui vit dos à la nature qui l'entoure.
Pour Issoudun par exemple, on sent que la ville s'est développée dans un premier temps le long de la Théols sur la rive droite, puis le long des axes qui la reliait aux autres villages, et enfin surtout le long des axes qui renvoient vers Vierzon, Bourges et Châteauroux. Chaque ville s'inscrit comme un carrefour vers d'autres villes qui constituent elles-mêmes d'autres carrefours. On peut comprendre l'utilité de la ville comme connexion entre la campagne qui l'environne et autres villes. C'est au carrefour d'autres villes qu'un bourg se développera, celui ci polarisera la campagne aux alentours donnant la forme concentrique à la future ville. Certaines routes seront délaissées aux profits d'autres chemins qui convergeront vers la ville. Au fur et à mesure que la ville se développe, les chemins qui y mènent grossiront.
Pour Richelieu, ville créée sous l'impulsion du cardinal du même nom en
1631, c'est une ville anachronique qui sort de terre. On sent la volonté
d'échapper à toute récupération géométrique avec les villes voisines que
ce soit Poitiers, Tours ou Angers. Aucun axe de grande envergure,
que ce soit hier ou aujourd'hui, ne traverse la ville. Voici un rectangle
qui s'étend sur un axe nord-sud et qui ne répond en rien à l'histoire
d'Issoudun telle qu'on a pu la décrire. Les rivières se transforment en
canaux qui longent la ville, aucun relief ne modifie le tracé des rues
et même les arbres sont ici par la volonté de l'homme. La ville se veut
comme un bourg attenant au château du Cardinal de Richelieu aujourd'hui
détruit. Elle est le fruit de la volonté d'un seul homme qui veut s'entourer
de sa propre cour. L'axe principal nord-sud est la colonne vertébrale
de la ville, au nord de la rue on trouve la « place royale » (aujourd'hui
« place des religieuses »), au sud de la rue, et qui menait à l'entrée
du château, la « place du cardinal » (aujourd'hui « place du marché »).
La cité idéale de Richelieu peut se voir comme un état hermétique dans
l'état où le pouvoir religieux se conjugue avec le pouvoir royal, les
deux vivant en harmonie et structurant la ville.
Ce qui frappe c'est le coté novateur pour l'époque, une ville construite dès le départ comme un grand projet urbain avec un cahier des charges strict, aucun autre exemple à ma connaissance n'a autant de précision géométrique, si ce n'est peut-être Villeneuve l'Archevêque en Bourgogne, (ville du XIIIème siècle) mais celle-ci coincée parallèlement entre un cours d'eau et une voie romaine.
On parle de « plan Hippodamien » (en damier). L'expression provient du grec Hippodamos (Vème siècle avant JC) qui avait planifié la reconstruction de sa ville. La géométrie urbaine est symbole de rationalité, de rapidité (de construction, de déplacement), de sécurité (contre les incendies), elle est surtout symbole d'absolutisme et de hiérarchisation sociale. Construire une ville dans ses moindres détails est une démonstration de pouvoir absolu. Des hôtels particuliers situés sur la grand rue jusqu'aux parcs et places où l'on décide où se placeront les centres économiques et symboliques de la ville, relève d'une idée moderne et hyper-centralisée de l'état. Ne pas tolérer la courbe, faire croiser les rues à angle droit, maîtriser forêts et rivières révèle aussi un coté créateur tout puissant. Qu'est d'autre le joueur de Minecraft que le grand créateur du monde au delà même de la création naturelle ?
Une ville donc, bâtie en onze années, géométrique et maîtrisée, n'ayant aucun point d'accroche historique ou géographique au monde qui l'entoure, cernée de remparts et de canaux, la nature modelée et aucune courbe tolérée. Il n'y a pas trente-six façon d'imaginer la ville lorsque ces éléments sont réunis. La question est de savoir ce que l'on fait sur Minecraft, je pense que nous faisons du Richelieu, teinté par une idée de l'urbanisme moderne et par des restrictions techniques précises, nous tentons de réaliser une ville idéelle. Affublé d'un pouvoir divin, le joueur en mode « créatif » fait virtuellement ce qu'il lui est impossible à assouvir dans le réel.
Mais comme pour Richelieu, le projet de ville atteint ses limites, coincée par ses remparts, coincée dans son époque, la ville « autonome » dès sa création était vouée à péricliter, n'ayant pas d'espace où s'agrandir, n'ayant aucun temps si ce n'est celui de sa genèse dans lequel s'inscrire, ni de réseau auquel s'agripper, la ville idéale de Richelieu comme ma ville Minecraft (en excluant la possibilité de détruire) devient une trace, un sanctuaire, un témoignage d'un homme et d'une époque sur la terre. |