Des nouvelles de Loïc 2

Bureaux sous tensions.

Voilà une question qui me chatouillait depuis très longtemps : Où sont nos forces vives ? On n'en connaît plus que quelques unes, les élèves et les profs, les cheminots, les mecs de chez EDF, d'Air France et puis... C'est à peu près tout. Les manifestants ne sont qu'une infime partie des travailleurs, on attribuait souvent les non-grévistes au fait qu'ils étaient dans le privé et qu'il était plus dur de défiler dans la rue à cause de l'insécurité de l'emploi.
Bref, ce n'est pas le propos de ce texte.

Voilà deux ou trois semaines que je travaille, je me suis plongé dans cette atmosphère qui est l'univers du travail. Je m'y épanouis. Je me suis parfaitement intégré parmi mes collègues. J'ai opté pour le port de la cravate, et je m'amuse à entrer des données (c'est plus les RIB ; j'ai fini ça), j'entre donc des données dans un logiciel, je crois que c'est pour les encaissements, enfin je sais plus trop, je fais quelque chose et je ne sais même pas quoi. Tout à l'heure je finirai comme Eichmann, à entrer des chiffres aveuglement. En plus je travaille pour une caisse de retraite dont le tairai le nom, et puis si ça se trouve, on fait des convois de vieux à travers toute la France pour les entasser dans des baraquements, et attendre qu'ils meurent, ou en les aidant. Je vous en donnerai des nouvelles au prochain article, j'enquête dès demain:
Bref, ce n'est pas le propos de ce texte.

J'ai découvert autre chose cette semaine. On me propose du café, j'accepte. J'en propose aussi, je sors aussi des histoires drôles à mes collègues, mes petits biscuits danois font toujours un tabac, et il y a même des gens des autres services qui viennent voir si c'est vrai qu'il y a des biscuits danois. La plupart des discussions portent sur le temps, les autres sujets étant à éviter, le temps est le seul sujet de conversation où tout le monde peut être d'accord, ne nous étonnons plus. Jean-Pierre, fumeur, m'invite à en "tirer une" avec lui. Je suis aussi très poli avec les gens des autres services. Tout le monde est très gentil. J'apporte aussi un journal gratuit tout les matins distribué dans le métro à mes collègues qui se précipitent à lire leurs horoscopes : "Jupiter vous met à l'abri des grands accès de fatigue, vous avez le vent dans le dos. Persévérez, mais sans vouloir aller trop vite! > Tiens ça va être une bonne journée" déclare Yvette... bien que sa journée sera la même que celle de demain ou d'après demain...
Bref, ce n'est pas le propos de ce texte.

Hier, Bernard se risquait à parler d'autres choses que le temps, c'est aussi un drogué du café décaféiné, il m'avait sorti une théorie et me demandait mon avis. "Toi, tu sors d'un Bac ES ? Ecoutes-ça, et dis moi ce que tu en penses, Ok ?", il ne me laissa pas le temps de répondre tellement il était excité, il enchaîna directement sur son idée, "Alors, tu vois, partons du principe que les travailleurs sont perdus, qu'on est stressé. On ose plus aller manifester parce qu'on est mis en concurrence. Le monde de l'entreprise est étendu au monde tout entier, on a peur parce qu'on peut se faire voler notre boulot par un chinois à l'autre bout de la terre, qu'on ne connaît pas et qu'on va jamais rencontrer, c'est dingue ! (Bernard est très speed, même quand il prend du café sans caféine, moi, je somnambulais encore, je faisais "oui, Bernard, oui Bernard' mécaniquement, comme les chiens en plastique sur les plages arrières des Renault 21.) Loïc, tu ne le sais pas, mais cette concurrence s'exerce sur toi, tu es seul dans le monde du travail, tu es isolé et tu ne peux pas te battre, car tu n'as pas l'avantage, et ce n'est pas la faute des patrons si les travailleurs sont divisés, c'est la faute à la mondialisation." C'était plutôt intéressant, Bernard n'avait pas tort, mais j'était trop fatigué par tout ces chiffres que je lui disais de lire "Germinal" et qu'il aurait ses réponses, je serai tranquille un bon bout de temps.
Bref, Germinal d'Émile Zola, c'est génial, mais ce n'est pas le propos de ce texte.

Cela dit, j'avais ma réponse, les travailleurs ne vont pas manifester parce qu'ils ont peur, parce que le marché de l'emploi, la différence des coûts de main d'oeuvre (...) étaient en leur défaveur. Certes, mais où part alors le désir de révolution des humains ? Où va cet inconscient qui pousse les travailleurs à se battre ? Est-ce que les salariés se battent encore ? On ne peut vivre sans trouver son salut dans la lutte, la lutte c'est le quotidien de l'homme, nous sommes des lutteurs, et nous ne pouvons pas nous passer de la lutte. (C'est le sujet du texte là). J'en ai fait les frais juste après. C'était le début de ma déchéance. Je remontais par un grand escalier métallique hélicoïdale, je loupais une marche, et voilà : Ba-da-boum-ba-da-da-dam-pa-ta-pa-ta-pa-ta-tra-bong-aïe... Je me retrouvais en bas des escaliers > les gens alertés par le bruit vinrent à la rencontre du débris.
_Mon dieu... !
_Mais c'est qui lui ? (un gobelet de café à la main)
_Regardez, il a une cravate...
_Mon dieu, mon dieu, mon dieu.
_Ça veut dire que c'est un responsable.
(En effet, dans cette caisse de retraite, seuls les responsables avaient des cravates, ma tenue provoquait le respect des "gens des autres services" malgré mon jeune âge)

_Hey mais c'est Loïc Six, le mec qui rapporte des biscuits Danois (déclara une stagiaire de la "compta" qui venait me gratter un gâteau de temps en temps)
_J'ai entendu parler de lui, il est pas triste, il parait...
_Dans son service tout le monde le déteste.
_Ah oué ?
_Mais c'est normal, tu sais au service financier, c'est la guerre.
_(Rire) Y'a pas que là !
_(une syndiqué nommée Virginie d'un air méchant) Pardon ?
_Hum.. non.. euh... je voulais dire, au Darfour, c'est plus intéressant quand même.

Je remontais en boitant au premier étage. Mon étage, service des "Flux Financiers", le même étage que celui de la "Comptabilité", le responsable cravaté -Georges- avait une trousse à pharmacie dans son bureau, je toquais : PERSONNE.
_Georges n'est pas là (une employée de la compta)
_Ah oui ? il est où alors ? (moi)
_Il est malade. (Une autre employée de la compta)
_Ah... c'est grave ? (moi)
_Non, mais il ne reviendra pas. (Dans le jargon, ça veut dire qu'il s'est fait viré, mais faut pas le dire, sinon ça barde.)
_Dans ce cas, je lui souhaite un bon rétablissement. (Formule faussement naïve)
_On manquera pas de lui souhaiter. (Ce qui signifie, t'as reçu le message, petit ?)

Je regagnais ma place, mon tibia allait déjà mieux. Je me retournais, mon responsable me dit bien fort (de manière à ce que tout le service entende bien) "dans mon bureau, vite." Je gagnais son bureau en montrant ma faiblesse de chien boiteux donc la plus grande dévotion. Il fermait les stores. Il gagna sa place :
_Tu peux t'asseoir.
_J'ai fais une bêtise ?
_Non, pas exactement. Tes collègues se sont plains de toi. Je veux que tu ranges ces journaux (doléance présumée à Bernard), que tu ailles enfin au toilettes des garçons (à Yvette), que tu cesses d'aller en pause toute les trentes minutes (mensonge présumé à David), que tu arrêtes de proposer des gâteaux à Jean-Pierre ( à Anne-Marie), que tu arrêtes de raconter des histoires drôles à Anne-Marie (à Jean-Pierre), et que tu arrêtes de siffler et que tu ailles chercher tes photocopies en temps et en heure (attribué à Patrick)... bla-bla-bla.

Je venais de comprendre. Dans ce service, tout le monde se détestait, chacun tapait sur la gueule de l'autre. Il y avait de temps en temps quelques alliances, mais globalement, tout le monde ne pensait qu'à une chose, c'était la lutte ! Cette fameuse lutte solitaire ! L'ambiance n'était que voile de satin blanc sur un tas d'immondis noir !!! Les visages étaient donc convulsés, et la sincérité était une faiblesse. Une faiblesse dont mes nouveaux ennemis avaient profité. Léchant naïvement le cul de mes collègues, tout le monde croyait que je faisais "alliance" avec un tel ou un tel. Un geste amical passait aussitôt pour une alliance, et un geste amical envers un autre passait tout de suite pour une vraie trahison. N'ayant pas le choix, je pris le parti de ne prendre aucun parti et de faire cavalier seul. Je sortais du bureau du boss, avec les mains sur le visage, le dos courbé, le pas pressé, je me dirigeais vers les toilettes. La mise en scène parfaite, j'entrai dans l'univers du paraître...

Enfin, un monde enchanté !
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