L'escale a tord
Idée de Musique.

19 mars

Je venais d'avoir dix-neuf ans (y'a deux jours) et ce qui me plaisait c'était que je n'avais rien à y dire. Je revenais le soir du dix neuf mars avec deux ou six verres, format champagne, de mousseux dans le nez. J'empruntais l'escalator pour descendre à la station de métro. Et j'ai eu l'excellente idée de me laisser glisser sur la rampe plutôt que de rester calmement sur les marches qui auraient pu gentiment me conduire jusqu'en bas. Mais j'ai envie, alors je fais. Je commence ma descente de jeune sauvageon des villes. L'air me passe dans les cheveux, le sol s'écoule en dessous de mes pieds qui volent, j'aime cette sensation. Puis, je ne sais comment, mes mains et le reste de mon corps se détachent de la rampe et je poursuivait un voyage.

Ce long voyage commençait quelques heures plus tôt dans cette ville de Tourcoing. Une ville sinistrée coincée entre les années de la troisième révolution industrielle et les débuts des crises économiques, des faillites, des délocalisations à répétition. Au musée des beaux arts de Tourcoing, un des résidus de l'âge d'or de la ville, se tenait un vernissage. Nous étions entrés un peu comme si on allait au supermarché, faire le plein de mondanités artistiques, se montrer. Mais pas de chance, les lumières étaient éteintes, nous ne pouvions pas nous montrer, alors nous avons opté pour l'attitude du "je viens pour les petits fours après".

Dans cette grande salle obscure des gens étaient assis par terre, d'autres assis sur des chaises, certains qui venait avec l'attitude "je suis un passionné" (il faut bien des gens qui achètent ce que font les artistes) et étaient affalés sur le sol, couchés, comme si, tout à coup, on voulait entrer en transe, pour faire corps avec l'oeuvre d'art. Pendant que d'autres avaient l'air profondément inspirés et se tenaient dans une posture très intellectuelle (jambe droite sur jambe gauche, penché légèrement en arrière, la main droite qui tient le menton, et le bras gauche qui tient le bras droit -essayez- vous verrez, n'oubliez pas la bouche en cul de poule, et semblez ailleurs). C'est vrai qu'un dispositif aussi impressionnant que cinquante cinq enceintes disséminées dans toute la pièce peut provoquer, même quand il n'y a pas encore de musique, une réflexion très poussée sur par exemple, "la condition des enceintes dans le milieu de l'art", ou bien de "la structure métaphysique de l'enceinte par rapport à ses congénères".

Il faut avouer que j'étais assez septique au départ, mais j'allais assister à une des meilleures représentations de "musique expérimentale" de toute ma vie. Aucune mélodie, aucune harmonie, entrer en rupture avec la musique traditionnelle sans pour autant devenir un amas de sons. C'est un tour de force. J'ai vécu, plus qu'entendu ou écouté, de la vraie musique libérée. La musique sans contrainte, ce n'est pas une musique où ceux qui la jouent veulent se droguer pour ouïr des sons ou des idées qu'ils pourront réinvestir dans leur musique. La musique libérée ce n'est pas une musique qui rejette tout. La musique libérée est tout simplement une musique qui est propre à l'oreille, propre à ce Sens. On crée quelque chose pour l'ouïe uniquement, la musique d'avant était par habitude cocue par un autre Sens. Et oui, le principal ennemi de la musique c'est l'oeil. La musique appelle sans cesse, par effet de compréhension, d'imagination, l'illustration du son est une façon de traduire ce qu'on entend. L'oreille ne fait pas l'effort, l'oeil traduit tout, alors lorsque vous vivez ça, vous nagez en terrain inconnu.

L'expérience n'est pas intellectuelle, elle est sensitive. Seuls ceux qui avaient l'air d'avoir une attitude normale, anodine finalement, étaient partis. Nous étions maintenant entre nous, la crème de la crème de 'l'artelligentsia'. On entamait le deuxième morceau de musique. Pour approfondir, cette musique avait été enregistrée avec cinquante cinq micros, ce qui fait qu'on dépassait largement le cadre du stéréo (seulement deux sorties), la division du son était telle qu'on se sentait à l'intérieur même de la musique. Imaginez vous, pour vous expliquer approximativement la sensation, couché entre deux rails qu'un T.G.V. passe juste au dessus de vous, qu'au même moment une alarme s'approche, ajoutez une percussion comme un radiateur qui tombe du premier étage, puis on change deux secondes plus tard, on met la radio sur les "AM" on ajoute un bruit d'élastique ralentit, et on met un gros bruit estomac qui résonne. Bien sur, ce que je vous décris là ce n'est pas ce que j'ai entendu, je ne sais pas ce que j'ai entendu, je n'ai pas pu l'illustrer, seuls ceux qui ont créé cette musique savent ce qu'il y a dedans.

Les lumières se sont rallumées, puis nous sommes passés au buffet, où il n'y avait que du jus d'orange et du Val de Loire vin mousseux. Nous échangeons quelques mots, tout le monde a apprécié, "C'est formidable, c'est génial", ça parle beaucoup, "ça me rappelle cet artiste là, tu connais untel ?" (une question qui en dit beaucoup, --je te pose la question parce que tu me donnes l'occasion de partager mon immense savoir, et de te rappeler que tu ne sais rien mais je suis gentil, je te dis c'est qui et je partage--). Je répond volontairement à coté, "J'ai cru un instant qu'il y avait des messages subliminaux dans cette musique et qu'on allait tous finir tueur et qu'on allait obéir à un gourou musicien avide de pouvoir etc... j'essayais de regarder ma montre pour lutter contre l'endoctrinement comme les sirènes là dans l'Iliade, mais rien à faire, il n'y avait aucun repère temporel possible, tu connais ce livre l'Iliade ?"

Retour au voyage après cette courte escale dans les airs, là où je planais, peut être d'ailleurs que je planais encore sur un air de musique enchantée. Pendant ce moment très bref finalement, aussi, il m'eut été impossible de savoir combien de temps ce vol de l'ange avait duré. Je rencontre le sol, la sensation de plénitude disparaissait et laissait place à rien. J'étais sonné, l'escalator qui m'avait rattrapé m'avait apporté en bas, je comattais encore un certain temps indéterminé. J'avais comme envie de rester là, j'étais sur ma fin, la musique était partie, la sensation d'orgasme de l'ouïe était brusquement remplacée par le mal dont j'étais pris...

 

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