M A R D I - 15 - S E P T
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Nach-t
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Nous nous promenions souvent sous les platanes des grands boulevards, en général en début de soirée, les lampadaires étaient allumés, la ville était vide de ses travailleurs. C'était le meilleur moment pour profiter de la ville. L'entre-deux : après que la journée de travail se soit achevée, avant que le monde de la nuit ne s'abatte sur nous. Nous faisions de ces quelques heures notre royaume. Étudiants, mal habillés, peu de sous en poche, les idées pleins la tête, nous discutions dans les ombres des enseignes ou des phares. Nous fumions en faisant attention à notre paquet de cigarettes afin qu'il ne soit pas vide avant la fin de la soirée. Malgré cette dégaine négligée aux cheveux mal coiffés, à la barbe de trois jours et cette touche vestimentaire venue d'ailleurs, nous avions cet air classieux qu'il faut attribuer à l'image mythique de l'étudiant et à la fraîcheur de la jeunesse.
Nous nous posions à la terrasse d'un café pas trop cher ; l'écart, l'ici, le bel ouvrage, le poste, l'absurde ou le relax parfois, le restau soleil. Nous parlions tout le temps, j'ai du mal à me souvenir des sujets que nous abordions, rarement des potins, parfois des histoires sentimentales, d'amour, de méthodes d'amour, évidement nous parlions politique, mais nous avions cette distance pour remarquer le non-sens de certaines polémiques ou des diversions divertissantes pour endormir les prolos. Nous étions à l'aise avec la littérature, la musique, les dernières expos. L'art certainement, nos cours, devait être un de nos sujets abordés fréquemment. Je commandais du vin rouge. Simone, elle, se commandait de la Bavik ou sinon du Viognier.Nous refaisions un peu le monde, je la culpabilisais souvent sur le fait qu'elle était un peu trop postmoderne à mon goût, nous ne nous disputions pas, nous élaborions, je pense, de manière inconsciente, des plans afin d'être cohérents dans nos paroles. Nous le faisions avec humour, peut être était-ce pathétique mais je n'en ai pas le sentiment, c'étaient de bonnes soirées. Nous avions rencontré beaucoup de monde, souvent nous finissions la soirée assis au comptoir après la fermeture du bar pour un dernier verre officieux en petit comité, réservé aux grands habitués.
"Bien sur que je suis postmoderne !" me rétorquait-elle. Je devais exercer une pression assez forte mais elle ne se laissait pas impressionner. Ni elle ni moi n'avions le dessus sur l'autre. Finalement, je me disais que nous étions de ces gens qui n'observaient pas une austérité absolue par rapport à une autre face du monde de la nuit ; il n'était pas rare de se retrouver dans d'autres bars, dans d'autres quartiers, face à des gens beaucoup plus idiots et néanmoins sympathiques, ou des gens cyniques qui ne juraient que par la marque de nos chaussures. Nous étions peu discrets et pourtant passe-partout. Je crois que nous étions bonne compagnie.Je crois que dans ces années là, nous avions pu recréer un monde, une vie en dehors des autres vies. Nous avions un mode de vie à rebours de notre génération, nous n'allions pas très souvent en boîte, nous n'échouons que rarement à la terrasse de bars branchés, il nous arrivait parfois même de faire nous même nos sandwich dans la rue et de s'y ouvrir une bouteille de côte de Bergerac. Oui, on s'y croyait, la vie des intellos à la Sartre et Beauvoir déchus. Notre Saint-Germain-des-Près était devenu Beaux-arts / Saint-Michel.
Mais il faut savoir que le monde de la nuit est un tout, nous étions en marge de la nuit, mais il arrivait de rencontrer d'autres gens, l'alcoolique notoire, la clocharde schoutée à la clope, l'homo qui va se faire sucer au parc Vauban, le flic tout puissant du dernier tram, les minets en meute gueulants leurs chants de bizutage, la racaille perdue dans la nuit, le gérant du kebab, le serveur du Rallye, le vieux insomniaque, et ma préférée, Sophie, la professionnelle blonde de la prestation corporelle. Nous étions loin de Soir 3, de son quotas de crise économique, de grippa, et de crime contre Mickaël Jackson. Il y avait ce monde avec lequel nous flirtions parfois aisément qui correspondait à mon état d'âme. Une nuit où nous sommes à découvert et où les Hommes dans leurs faiblesses sont beaux.