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BONUS SUR LA PM

>>EXTRAIT INEDIT D'UNE INTERVIEW DE JEAN-FRANCOIS LYOTARD -PAR YANNICK BLANC-
//Le jeu de l'informatique et du savoir//
// Publié dans le numéro 29 de la revue "Dialectiques" -- Hiver 1980.

 

…Il y a belle lurette que le pouvoir a besoin de savoir. Marx remarquait déjà dans les Grundrisse que le savoir est la force de travail par excellence, même si elle n'intervient pas directement dans le circuit du capital. Encore qu'aujourd'hui, elle est directement force de travail, pour le capital. Il y a un ministre qui appelle cela " l'or gris" …

Y.B : Oui, mais est ce que nous autres, intellectuels producteurs de savoir, ne sommes que les petits épargnants de la grande banque où on va le déposer, laissant à d'autres le pouvoir de décider de son investissement, de sa circulation, de son usage ?

J-F L : Oui, il risque d'y avoir deux circuits du savoir, comme il y a deux circuits monétaires. C'est la même monnaie, mais il y en a une qui sert à investir, et donc à agir, et l'autre qui n'est qu'une monnaie de paiement.
.................................Argent > Marchandise > Argent ...//&//... Marchandise > Argent > Marchandise.
Si vous remplacez " Argent " par " Savoir ", alors il est vrai qu'il y aura un savoir qui se transformera en marchandise pour faire du savoir, et un autre qui sera coincé entre deux marchandises.

C'est bien la place du savoir qui est en jeu. Je ne sais pas comment les choses se passeront, mais je ne veux pas qu'on dise, que, dans ma description, j'abandonne la rationalité. La rationalité au sens du capital et des décideurs, c'est-à-dire la performativité, oui, je la leur laisse. Mais ce n'est pas ça, la rationalité. La performativité n'est qu'un critère technique c'est n'est donc pas un critère universel, c'est une folie de penser que ce peut être un critère de savoir. Rien ne prouve que la raison exige qu'on dépense le moins pour obtenir le plus, c'est absurde. Je ne veux pas gérer ma vie en fonction d'une rentabilité.

Pas de politique rationnelle veut donc dire : fin de la politique hégélienne, plus : critique de la raison des décideurs. Or, jusqu'à maintenant, on s'est battu contre la seconde au moyen de la première, revue par Marx, c'est-à-dire avec le grand récit. Nous n'avons plus de grand récit : avec quoi allons-nous nous battre contre la performativité ? Nous n'avons qu'une chance, c'est de remplacer cette raison techniciste par l'idée que le langage, qui est l'enjeu, est fait d'une multiplicité de jeux. La vraie raison, c'est de laisser jouer les jeux autant que faire se peut, de laisser s'inventer de nouveaux coups dans les jeux, de nouveaux jeux. C'est ce que j'appelle la raison, non pas rationnelle, mais raisonnable. C'est ce que j'entends par paganisme. Cela implique aussi qu'on soit très prudent, car la prudence est la vraie complice de l'aventure …
Je crois que c'est ce qui correspond à l'état du langage, mais surtout à ce qui se veut dans le langage, sans que ni vous ni moi le voulions nécessairement, mais qui se veut à travers nous. Ce qui se veut dans le langage, c'est sa prolifération, sa multiplication, son inventivité.

Y.B ; Est-ce que ce " laissez faire, laissez jouer " vous tient lieu de stratégie philosophique de salarié de la grande banque du savoir ?

J-F L : Oui, je crois que c'est la meilleure stratégie. Quand les prostituées font un syndicat, les soldats un comité, ou les homosexuels un film, qu'est ce qu'ils font ? Un coup dans le langage, ils ouvrent de nouveaux jeux. Ils restent des salariés dans la circulation du capital, mais ils déplacent des conditions du salariat. Des soldats qui discutent dans une caserne changent l'institution, puisque le principe même de celle-ci, c'est qu'un ordre ne se discute pas. Les retombées de 68, ce fut cela : Dans tous les domaines, des " coups " nouveaux, la multiplication des jeux de langage, l'institution de nouveaux champs pour les jeux.
Quant à moi, philosophe, dans les conditions de la circulation du savoir dans la société postmoderne, que puis-je dire ? A Vincennes, nous avons fait quelque chose du même genre que les prostituées ou les soldats : nous avons refusé d'instituer un cursus, nous avons refusé cette parcelle de pouvoir des professeurs qu'est le contrôle des connaissances. Deux choses, sur lesquelles nous n'avons jamais transigé, et nous ont valu d'être dégradés, comme on dit dans l'armée, c'est à dire que nos diplômes n'ont pas de valeur universitaire reconnue. Nous n'avons plus rien à donner aux étudiants. Or il y en a de plus en plus. Nous avons donc effectivement déplacé les conditions du savoir dans l'institution universitaire, à notre petite échelle.

Nous avons inventé un nouveau jeu de langage dans la transmission des connaissances : ça ne se fait plus dans les conditions académiques. Nous avons découvert que nous pouvions en être les destinateurs, et qu'il y avait des destinataires pour ce jeu. Les messages eux-mêmes s'en trouvent transformés. Nous ne faisons plus de la philosophie académique. Ce qui est idiot, c'est de faire croire que, pour autant, nous ne parlons plus de Kant, de Hegel, etc. En fait, nous en parlons autant, sinon plus, que d'autres…
Je crois que c'est une stratégie. D'accord, elle est minuscule, mais c'est très bien, il faut qu'elle soit minuscule. Elle est locale. Il faut multiplier les stratégies locales.

Y. B. : Mais alors, vous faîtes confiance à la " main invisible " pour réguler l'ensemble de marché du langage et du savoir ?

J-F L : Est-ce qu'une société est capable de vivre comme la société des artistes ou la société des savants ? En se préoccupant moins de son consensus que de son dissensus ? En étant plus sensible à la nouveauté des jeux qu'à leur communicabilité ? Avec la télématique, la question du lien social devient un peu archaïque. Au fond, que ça communique, presque tout le monde en est sûr. La grande crainte que le lien se rompe est en train de disparaître. Elle avait été provoquée parce que l'entrée du capital avait fait éclater les sociétés traditionnelles. Alors on s'était rattrapé sur les grands récits, qui annonçaient la reconstitution du lien social, à la fin des aventures du capital. Je ne sais si je rêve mais j'ai l'impression que cette angoisse de la décadence de la texture sociale n'existe plus. Voyez avec quel flegme les sociétés avancées abordent la question de l'énergie, pourtant très angoissante. Oui, ce sera peut être un peu dur, la transition énergétique, dix ans difficiles, peut être, mais ça ne remet pas en cause le lien social. Le souci du consensus étant moins fort, on va peut être pouvoir se soucier des différences, parce que c'est cela qui est intéressant, dès lors que la survie est assurée. La question qui se pose alors, c'est : Qu'est ce qu'on fait ? Eh bien, on joue.

 

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