Mardi 5 juin :

TABULA RASA 8
(Lire Tabula Rasa 7 : épisode précédent.)

"Ô grand merci à Johanson de
m'avoir sauvé de cette impuissance momentanée ... "

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Notre réveil fut brutal. Nous sortîmes de notre torpeur, frappés par des vagissements aigus de bébés. Cependant, nous ne voyions rien. Nous nous trouvions dans une pièce moyenne dont les murs étaient nus et anthracites. A part la lucarne qui trônait au faîte du toit (car nous devions être tout en haut d'un immeuble), et qui diffusait un faible rayon lumineux, nos yeux étaient condamnés à l'obscurité. Melody me tâta le bras. "Qu'est-ce qu'on fait ? ". Les vagissements se firent plus stridents puis s'estompèrent, laissant place à un bruit amer de déglutition. "

- Il faut atteindre cette lucarne. Je vous fais la courte échelle.
- Je n'en peux plus, laissons-nous mourir de faim.
- Lève-toi, et je vais vous faire cette fichue courte échelle !


Ma démonstration d'autorité fut concluante. Melody finit par se lever et, en marchant à tâtons, elle me rejoignit sous le halo de lumière. Je la soulevai. En s'aidant de ses bras et du mur, elle jeta un regard rapide à travers la lucarne avant de s'écrouler par terre en hurlant comme une démenée.

- Chuuut ! Bon sang, vous êtes folle de crier comme ça ! Allons... Calmez-vous !
- Je crois que je me suis fait mal à la…


Elle n'eut pas le temps d'achever sa phrase : Une porte se dessina sur l'un des murs et s'ouvrit en gémissant. Nous sommes restés éblouis le temps que nos pupilles s'adaptent au flot de lumière qui envahissait la pièce. Des créatures identiques à celles que nous avions déjà rencontrées nous menèrent sur un balcon d'où nous apercevions seulement des immeubles gris et de hauteurs variées. Au loin, sur la seule plaine visible, j'aperçus ma Twingo défoncée, entourée des boites de haricots explosées. Ce fut cette plaine que me montra l'un des extra-terrestres, de son bras tentaculaire et visqueux. Les autres applaudirent de façon euphorique. On nous transporta ensuite dans les rues de cette ville entièrement bétonnée. Partout Melody et moi sentions l'odeur de la moisissure et de la chair. Du sang coulait dans les rigoles des égouts. Notre escorte n'y prêtait apparemment pas attention. Les quatre sentinelles nous faisaient même des gestes en direction du ciel, nous invitant à profiter du paysage que constituaient ces montagnes de béton.

Soudain, Melody étouffa un cri. Elle se réfugia sauvagement dans les pans de ma veste, en désignant frénétiquement un coin de rue. Un extra-terrestre était en train de dévorer un de ses congénères qui piaillait et se débattait pour sa vie. Je reçus alors un filet de liquide sur le crâne, c'était du sang. En levant la tête, je pus remarquer que la même scène d'anthropophagie se jouait derrière chaque petite cloison de toutes les tours. Des organes fluorescents et juteux volaient de fenêtre en fenêtre. Derrière nous, une citoyenne au ventre proéminent se mit à hurler. Elle accoucha d'une bestiole fumante à même le sol. Elle se jeta sur sa propre progéniture et la dévora, n'épargnant même pas le cordon ombilical. Du placenta verdâtre barbouillait ses dents jaunies par la faim. Les sentinelles continuaient de marcher, et Melody de m'arracher ma veste, en braillant. Ses muscles l'abandonnaient, je la pris sur mon dos. L'odeur devenait pestilentielle, et les marres de sang ne faisaient que s'accumuler. Une sentinelle s'arrêta au bord de l'une d'entre elles et commença à lécher le bitume, pour se désaltérer du sang bouillonnant.

Après quelques minutes de marche éprouvante, nous voilà enfin à l'extérieur de la Cité, dont les marasmes nous poursuivaient toujours. La fameuse plaine s'ouvrait devant nous, sur des centaines de mètres, entourées par des édifices semblables aux HLM qui trônaient près de chez moi avant ce terrible retournement magnétique. Le sol d'apparence lunaire se verdissait progressivement, à la grande joie des bestioles qui nous encerclaient : les haricots surgissaient des boites explosées et s'enfonçaient dans les roches. Des branches poussaient lentement, comme des ronces, s'entremêlaient, s'affrontaient, et d'élevaient vers les cieux nuageux. Nos gardes du corps applaudirent de nouveau, ils embrassèrent Melody qui s'évanouit aussitôt dans un soupir de dégoût. Cette euphorie fut interrompue par une sorte d'explosion provenant du sommet de la plus haute tour de la ville. Un élan de cris et de rires barbares secoua la population à peine rassasiée. En deux minutes, nous étions encerclés par des milliers de créatures qui hurlaient de désir de nous caresser. Une haie d'honneur laissa place à une figure qui semblait être leur marabout. Ce chef était juché sur un char tiré par des plébéiens essoufflés. Il en descendit d'une manière des plus altières, sourcilla, et nous prit par le bras. Melody agonisait presque, elle s'était mise à chanter une berceuse. Voyant que les haricots poussaient de plus en plus, le chef s'agenouilla, et puis, d'un seul mouvement, le peuple. Très ému par cette prosternation mais dégoûté en apercevant que ma Twingo s'était fait dévorée par les haricots, je restais cependant coi, ne sachant trop comment agir.

Melody, à bout de nerfs, s'écria de toutes ses forces : "Sortez-moi de ce putain de bordel ou je vous éclate tous ! ". L'auditoire, qui, de toute évidence, ne parlait pas notre langage, l'acclama. Melody, désespérée, commença à s'arracher les cheveux. Plus pragmatique en cas de crise, je me dirigeai vers le chef qui était toujours à genoux. Il leva ses gros yeux vers moi. Il avait une haleine de coyote. Malgré tout, je lui montrai ce qui restait de ma Twingo. Il sembla comprendre. Il fit venir à lui trois gardes, leur marmonna quelques trucs d'un souffle métallique. En moins de deux, en guise de reconnaissance, on nous accrocha sur son char royal. Ils eurent plus de mal avec Melody qui s'agitait comme un asticot au bout de l'hameçon. Un énorme bouton translucide se trouvait sur le tableau de bord. Sans réfléchir, je le pressai. L'appareil se mit à vrombir et à s'élever lentement dans les airs. Dès que nous eûmes quitté le sol, un troupeau de créatures se jeta sur les haricots pour les dévorer goulûment. Melody perdit connaissance alors que nous traversions l'atmosphère épaisse qui nous séparait du cosmos.




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